Entretiens

mardi 24 septembre 2024

Nous sommes immortelles

Pierre Darkanian
Anne Carrière, 2024


En voilà un drôle de livre ! Qui ne ressemble à aucun autre, traverse les époques, emprunte à l’histoire de l’art autant qu’à l’histoire tout court, lorgne du côté du fantastique et trace le portrait d’un quartier de Paris. Tout ça pour nous parler de féminisme ! 


En guise de prologue, une description de la Goutte d’Or, avec un rapide passage en revue de son évolution à travers les âges. Ainsi le décor est-il planté, avec sa population bigarrée, ses petits commerces et ses marchés hauts en couleurs, ses terrains vagues, ses lotissements, ses écoles, son église et ses nouveaux tiers-lieux investis par la dernière génération d’habitants que les récents programmes de réhabilitation ont drainée.


C’est rue Doudeauville que Janis vit depuis toujours, à un jet de pierre de l’appartement de sa mère Jeanne, qui a elle-même les pieds solidement enracinés dans le quartier. Entre elles, c’est l’amour vache : elles ne peuvent pas se passer l’une de l’autre, mais à peine sont-elles ensemble qu’elles s’écharpent et laissent alors passer plusieurs semaines sans se voir. Mais lorsque le silence de Jeanne se prolonge après que Janis avait provoqué un esclandre au beau milieu d’une expo-conférence féministe sur les nouvelles sorcières, celle-ci finit par s’inquiéter et constate que sa mère a disparu. Aurait-elle enfin entrepris ce voyage vers les Etats-Unis dont elle rêvait depuis sa jeunesse ? Tandis que d’étranges phénomènes climatiques se font jour, Janis entreprend des recherches sur l’existence de sa mère. Elle exhume ainsi livres et objets de son appartement, et interroge sa voisine, madame Otoko, dotée d’une troublante mémoire et s’exprimant par sentences et aphorismes appelant plus d’interrogations qu’ils n’apportent de réponses… 


Sa disparition aurait-elle à voir avec l’ouvrage qu’elle avait récemment publié, retranscrivant la correspondance qu’elle avait jadis entretenue avec une prisonnière américaine condamnée à la réclusion à perpétuité ? En 1980, une certaine Carol Schäffer avait en effet été retrouvée dans une forêt de l’Oregon, hagarde, au coeur d’un camp déserté par les autres femmes avec lesquelles elle avait choisi de vivre en retrait du monde - mais surtout à l’écart des hommes. En même temps que Carol, la police avait également découvert les restes calcinés de six nouveau-nés, tous des garçons, et sept pénis adultes suspendus au portique d’entrée du campement. A qui appartenaient-ils, on ne le sut jamais puisque, jusqu’à sa mort, Carol ne produisit pas le moindre mot d’explication sur ces phénomènes. 


Le récit alterne entre l’avancée des recherches de Janis et la vie passée de Jeanne, la seconde éclairant peu à peu la première jusqu’à ce que toutes les pièces du puzzle viennent trouver leur place pour former un tableau cohérent. Quoique la cohérence ne soit peut-être pas le maître mot de ce récit teinté de surnaturel… L’auteur propose en effet une nouvelle variation sur la figure de la sorcière. Une vieille rengaine héritée de la nuit des temps pour qualifier les femmes qui prétendaient sortir du rôle qui leur était assigné. Une figure dont certaines d’entre elles ont fini par s’emparer à partir des années 70 pour la retourner contre ceux qui voulaient les brûler. 


Jeanne est une héritière de ces mouvements. Biberonnée d’abord aux théories de la gauche prolétarienne, elle en vit - et en vécut - vite les limites, comprenant rapidement que les femmes n’avaient pas grand chose à en attendre. Celles-ci devaient mener leur propre combat hors toute forme de convergence des luttes. Mais pour Jeanne, la sorcellerie est une affaire sérieuse qui ne saurait se confondre avec le féminisme, dont le combat doit se situer sur un autre terrain. 


Pierre Darkanian s’est appuyé sur une abondante bibliographie pour construire son récit qui possède un vrai charme - au sens où il est parvenu à vaincre les résistances d’une rationaliste telle que moi pour m’entraîner dans son univers. A sa manière, profondément romanesque et faisant appel à un imaginaire puissant, il présente et confronte différentes approches actuelles du féminisme en les inscrivant dans une perspective historique. On est parfois un peu perplexe, mais ce roman à l’architecture certes un peu complexe offre une belle matière à réflexion sur la conduite des luttes féministes et la manière dont elles s’articulent ou non avec les autres grands enjeux de notre monde. Plus le temps passe et plus je sens ce texte travailler en moi. Il mériterait bien une relecture ! Quant à l'auteur, qui n'a pas eu peur de se colleter avec un tel sujet, j’espère qu’il ne lui sera pas intenté un procès en… appropriation culturelle !


12 commentaires:

  1. Voilà qui est très tentant par les thèmes évoqués et les personnages assez troublants.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. C'était quitte ou double : ça aurait pu être un sacré sac de noeuds et finalement ça fonctionne pas mal du tout !

      Supprimer
  2. Un livre qui ne ressemble à aucun autre, c'est toujours attirant ! Tu m'as fait rire en parlant d'appropriation culturelle, c'est ce que je pensais en te lisant.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. A mon avis, tant qu'on en parle assez peu, il est relativement à l'abri. Mais si ce roman remporte du succès, je serais très étonnée qu'il y échappe (hélas) !

      Supprimer
  3. Intrigant... Le nom de cet écrivain me dit quelque chose mais quoi ? C'est pas beau la vieillerie...

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Il avait écrit Le rapport chinois, un roman qui sortait déjà de l'ordinaire, je crois...

      Supprimer
  4. Le commentaire anonyme c'est moi, j'ai oublié une manip... ;-)

    RépondreSupprimer
  5. Un roman qui présente et confronte différentes approches actuelles du féminisme : une gageure.

    RépondreSupprimer
  6. Tu m'intrigues et ça a l'air assez original pour me tenter pour de bon...

    RépondreSupprimer