Entretiens

dimanche 8 octobre 2023

Le portrait de mariage

Maggie O’Farrell
Belfond, 2023


Traduit de l’anglais pas (Irlande) par Sarah Tardy




Ce n’est que de fraîche date que le nom de Lucrèce de Médecis m’est devenu familier : soeur cadette de Maria, l’une des principales épistolières du dernier roman de Laurent Binet, c’est elle qui fut mariée au duc de Ferrare après le décès de son aînée qui lui était promise. D’une certaine manière, ce Portrait de mariage prolongeait ainsi la lecture de Perspective(s), quoi que la forme adoptée par Maggie O’Farrell fût beaucoup plus classique. Avant même d’entrer dans ce roman qui relate l’union des deux époux, j’avais donc déjà une idée assez précise du destin qui attendait la jeune, très jeune Lucrèce…


Même si cela n’avait pas été le cas, l’auteure prévient d’emblée son lecteur d’une brève note liminaire : moins d’un an après son mariage, la jeune fille mourait, la rumeur affirmant qu’elle avait été assassinée par son époux. C’est précisément sur les dernières heures de son existence, en 1561, que s’ouvre le roman. Lucrèce est recluse avec le duc Alfonso dans une forteresse située à quelques lieues de Ferrare. Elle ignore d’où va surgir la menace - va-t-il l’étrangler dans son sommeil, verser du poisson dans son verre ou simplement lui administrer un coup de couteau ? Réduite à l’impuissance, elle n’a d’autre choix que d’attendre l’issue fatale.


Entre cette scène inaugurale et les dernières pages du roman qui vont y revenir, Maggie O’Farrell déroule le fil de la courte existence de cette jeune duchesse. Son enfance, d’abord, qui, en raison de son rang dans la fratrie, et de son sexe, avait été exempte des devoirs et des responsabilités qui imcombaient à ses aînées et aux garçons. Elle pouvait ainsi se livrer au dessin ou se faufiler dans les sous-sols du palais pour aller observer les bêtes sauvages que son père y retenait en captivité. Qu’elle fût moins gracieuse et moins policée que ses soeurs ne semblait pas préoccuper outre mesure ses parents : ce n’est pas elle qui était destinée à être offerte en mariage aux fils de puissantes familles pour sceller de stratégiques rapprochements…


Mais lorsque Marie succombe à une maladie, le duc de Ferrare demande à Cosme de Médicis, en réparation du préjudice subi, de lui donner la main de Lucrèce. Elle n’a alors que 13 ans, mais qu’importe. Une fille est une fille, il suffira d’attendre que coule son premier sang pour qu’elle acquière la seule valeur qui lui soit accordée : celle de pouvoir engendrer une descendance.


C’est avec un grand luxe de détails et de précision que l’auteure rend compte de l’existence de cette jeune fille, de ses réflexions et de ses sentiments. Du déchirement qu’elle éprouve à être arrachée à sa ville natale à la crainte que lui inspire son époux, de la découverte qu’elle fait des intrigues de cour à l’état de soumission auquel elle est réduite, l’auteure met en lumière l’extrême solitude de Lucrèce, mais plus encore sa complète dépossession d’elle-même. 


Ce roman met parfaitement en évidence ce que Laurent Binet révélait également dans le sien : la marchandisation des femmes, en particulier dans les milieux de pouvoir, où leur corps et leur image étaient survalorisés. Leurs portraits, réalisés par les artistes les plus en vue, circulaient d'une ville ou d'un pays à l'autre pour vanter la qualité du produit, donnant ensuite lieu à d’âpres tractations financières et patrimoniales. De ce point de vue, les deux romans se complètent admirablement. Là où Binet montrait le phénomène d’une manière plus kaléidoscopique, à travers le regard de différents protagonistes, avec tout le cynisme que cela suppose, O’Farrell se concentre sur la principale intéressée et présente ainsi le tragique de sa condition. 


En prenant le parti d’un narrateur omniscient, l’auteure nous donne accès à tous les éléments qui permettent de saisir ce que vit et ressent son personnage. Elle favorise ainsi chez son lecteur un fort sentiment d’empathie dont l’intensité ne cesse de croître tout au long du roman. C’est peut-être aussi ce qui lui permet de clore son récit d’une manière étonnante. Elle parvient en effet à s’inscrire dans le respect de la vérité historique tout en s’en affranchissant avec beaucoup de poésie. Une prouesse qui fait éclore la lumière là où tout n’était que ténèbres. 

14 commentaires:

  1. Intéressant, ce lien entre eux romans. Par lequel commencer? Quoique ce ne soit pas voulu, ces histoires en écho, bien sûr.

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    1. Comme j'ai récupéré ton commentaire tardivement, je te renvoie vers la réponse que j'ai faite ci-dessous à Sandrine.

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  2. Le Binet et celui là sont très complémentaires en effet, et deux coups de coeur pour moi!

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    1. Oui, c'est vraiment intéressant de les lire à la suite.

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  3. J'ai aimé tout ce que j'ai lu de cette romancière et ce titre est donc inscrit sur ma liste des romans de la rentrée à lire. Avant ou après le Binet ?

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    1. Pour moi, Laurent Binet ! Pas seulement parce que c'est l'un de mes auteurs préférés, hein ;-) Aussi pour une question de chronologie, et puis parce qu'il montre très bien le contexte dans lequel va s'inscrire l'histoire de Lucrèce.

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  4. J'ai plus envie de lire celui-ci que le Binet, mais ce sera sans doute l'ordre d'apparition dans mes médiathèques qui décidera ! ;-)

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  5. Je n'ai pas lu Maggie O'Farrell depuis un bon moment ; ce roman pourrait être l'occasion d'y revenir, j'ai aimé tout ce que j'ai lu d'elle.

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    1. Dans ce cas, effectivement, ce serait dommage de t'en priver !

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  6. J'ai tellement adoré lire Maggie O'Farrell pendant des années et puis... son récit I am, I am, I am m'avait désarçonnée, son Hamnet m'avait laissée perplexe, mi séduite mi agacée... Celui-ci m'intéresse, je vais d'abord lire le Binet (ça va bien être son tour un jour) et je verrai plus tard, peut-être en poche.

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    1. Mais oui, je suis restée avec le souvenir que tu aimais particulièrement cette auteure. C'était quant à moi le premier que je lisais d'elle et je l'ai beaucoup aimé. M'est avis que tu devrais te relaisser tenter ;-)

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  7. Deux romans qui se rejoignent, c'est un des plaisir de la lecture.

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