Franck Courtès
Gallimard, 2023
Ecrire est-il un métier ? Si l’on s’en tient à la première définition du Robert, « Genre de travail déterminé, reconnu ou toléré par la société et dont on peut tirer des moyens d’existence », alors la réponse sera le plus souvent « non », tant est réduit le nombre de ceux pouvant prétendre vivre de leur plume. Mais si l’on se tourne vers la seconde, « Occupation permanente, fonction, rôle », alors la réponse pourrait-elle bien être tout autre. D’où peut-être la profonde incompréhension opposant Franck Courtès à ses proches qui, s’ils ne lui « conteste[nt] pas [s]on tempérament artistique, [lui en veulent] de [s’]y adonner entièrement, comme s’il se fût agi chez [lui] non d’un métier mais d’un vice ».
Car l’auteur du livre que l’on tient entre les mains a fait un choix radical, celui de renoncer à l’activité dont il tirait rémunération pour se consacrer pleinement à l’écriture, le contraignant à réduire ses dépenses au strict minimum, jusqu’à se priver de l’essentiel. Et à chercher du travail, c’est-à-dire un boulot alimentaire afin de tenter de construire un fragile équilibre lui permettant d’exercer son métier d’écrivain.
Sans fard ni pathos, avec au contraire l’élégance de discrètes notes d’ironie, Franck Courtès raconte son quotidien avec précision et dévoile la manière dont il s’est enfoncé dans une pauvreté assumée à défaut d’être choisie. Il nous livre ainsi un tableau cru de la condition d’artiste. Celui-ci n’est pas neuf : d’autres avant lui se sont livrés à ce cruel exercice, la littérature en compte plus d’un exemple. Sous la plume de l’auteur, on perçoit à quel point l’art reste dans notre société un objet s’appréciant, comme n’importe quel autre, à l’aune de sa seule valeur marchande ; quant à celui qui crée, il ne semble pouvoir prétendre à un statut social qu’à la seule condition d’en tirer un revenu.
Mais ce qui accroît encore la portée de ce récit, c’est qu’il se double d’un témoignage implacable du degré de déshumanisation auquel nous sommes rendus. Car ce n’est pas seulement sa fonction d’écrivain qui est foulée au pied, mais son appartenance même au corps social qui lui est déniée. En proposant ses services par le biais de plateformes d’ubérisation, il se réduit à une simple paire de bras sans compétence identifiée, pouvant effectuer n’importe quelle tâche dans n’importe quelles conditions, il se rend transparent aux yeux de ceux qui le louent et perd jusqu’à son nom, n’étant plus désigné que par son seul prénom.
Quant à la valeur des tâches qu’il est amené à effectuer, elle est annihilée par la forme de surenchère inversée qu’encouragent ces plateformes, le moins-disant raflant la mise. Ni le temps passé, ni les compétences, ni la qualité de la prestation n’entrant en jeu, il ne saurait plus être question de travail, avec toute l’organisation et la réglementation que cela suppose, mais bien de simples transactions commerciales.
Le livre de Franck Courtès est saisissant. On ne peut qu’être indigné par l’obscénité de la situation qu’il relate et qui dépasse de loin le cadre de la condition de l’artiste. C’est bien le dévoiement de la société dans son ensemble qu’il pointe du doigt, une société qui sape ses fondements. Ce qui devrait tous nous alarmer.