Paul Saint Bris est l'auteur de L'Allègement des vernis, un premier roman paru en janvier dernier relatant la restauration de La Joconde. Avec une bonne dose de malice, un brin de poésie et en s'appuyant sur une solide documentation, il évoque tant les aspects techniques que les enjeux philosophiques et économiques d'une telle entreprise. Comme de nombreux lecteurs, à en juger par son succès, j'ai été très séduite par ce texte et j'ai eu envie d'en apprendre un peu plus...
Paul Saint Bris, Autoportait |
L’allègement des vernis est votre premier roman et vous avez choisi de parler d’art. Quel est votre propre rapport à la peinture, et singulièrement à Léonard de Vinci ?
© Delphine-Olympe |
Concernant Léonard de Vinci, j’ai eu la chance de le fréquenter depuis mon enfance, car le Clos Lucé, où il a passé les trois dernières années de sa vie, à l’appel de François Ier, est une entreprise familiale. Ce lieu a été ouvert au public par mon grand-père en 1954 et est aujourd’hui un lieu de connaissance sur ce génie florentin. Donc j’ai grandi dans un univers léonardien, avec sa présence. Je pensais que c’était un aïeul, en fait, et que tout le monde avait un génie dans sa famille ! Mais pour moi, pendant très longtemps, Léonard c’était d’abord l’ingénieur, l’inventeur de machines extraordinaires. J’ai découvert Léonard peintre très tard.
Dans votre roman, les différents personnages incarnent, me semble-t-il, trois manières d’aborder l’art : la manière cérébrale – avec ceux qui ont la connaissance, comme les conservateurs -, l’approche plus instinctive, fondée sur l’émotion, et une dimension plus mercantile - avec ceux qui doivent faire fonctionner une institution ayant une certaine exigence de rentabilité. Où vous situez-vous par rapport à ça ?
J’en rajouterais une quatrième, la dimension de Gaetano, qui appréhende l’art avec son corps. C’est encore une autre façon, tactile, de l’appréhender.
Tout comme Homero, d’une autre manière !
Oui, ça m’intéressait d’explorer tous ces aspects-là.
Alors, où est-ce que je me situe ? En fait, on a tous un peu de tout ça - à part la préoccupation de la fréquentation, sauf à occuper des responsabilités au sein d’un établissement dans le domaine culturel.
Rubens, Henri IV reçoit le portrait de Marie de Médicis et se laisse désarmer par l'Amour (détail) |
Maintenant, il y a une vraie question, c’est que le public connaît de moins en moins les thèmes abordés dans la peinture. On peut le déplorer ou pas. On peut aussi comprendre que nos centres d’intérêt s’épuisent et se renouvellent au gré des époques. Il faut l’accepter. C’est aussi le sujet du livre : accepter le vieillissement ou pas, et ce qu’est-ce que cela dit de notre rapport au temps ?
Qu’est-ce qui a été le déclencheur de l’écriture de ce roman ?
C’est un roman qui a un double-fond. Il prend le prétexte de la restauration de La Joconde, mais le vrai sujet que j’ai à cœur d’explorer, c’est celui du changement, de notre faculté à l’accepter ou pas. Je pense qu’on vit une époque de changements très nombreux, radicaux, importants - nécessaires aussi. Mais on peut avoir de grandes difficultés à les accepter. C’est pourquoi on a besoin d’ancrages, de repères. D’une certaine manière, j’ai une certaine empathie pour les conservateurs - au sens moral du terme -, sans l’être moi-même ; je comprends ce qu’ils vivent, le fardeau que représente la nostalgie.
"Embrasser dans une même étreinte
le passé et l'avenir"
Mon personnage principal est un conservateur par son métier, mais aussi par ses valeurs, qui a reçu une grande part de nostalgie en héritage. Je crois qu’on n’est pas tous égaux, qu’il y a des gens qui n’ont pas été éduqués dans la nostalgie et qui sont capables d’accepter beaucoup plus de changements, d’aller plus facilement de l’avant que les autres. Je ne juge ni les uns ni les autres, mais j’ai de l’admiration pour ceux qui, comme le dit l’exergue du livre, « peuvent embrasser dans une même étreinte le passé et l’avenir », ceux qui sont capables de faire ce grand écart.
L’autre question que je me pose c’est la quantité de changement qu’on peut accepter dans une vie. Je me souviens avoir essayé d’expliquer Internet à mon grand-père, à la fin de sa vie. Or il m’avait interrompu assez brutalement. En fait, il ne pouvait plus emmagasiner de changements, il avait atteint son quota : il était né en 14, il avait vécu deux guerres mondiales, Mai 68... Et là, Internet, c’était trop.
Quelle quantité de changement on peut apporter à La Joconde, c’est un peu ça aussi ?
Evidemment. Ça m’amusait de mettre dans cette situation un conservateur - mais pas un réactionnaire, je fais vraiment la différence - un conservateur qui est handicapé par le fardeau de sa nostalgie et qui essaye de réévaluer son regard sur le monde, et de trouver de la beauté dans le monde présent. Et il a du mal. Mais il fait cet effort. Il ne dit jamais que c’était mieux avant, même s’il le ressent parfois… même dans la scène inaugurale, où il y a cette rappeuse qui danse devant la La Joconde et qui pourrait être qualifiée de vulgaire. Lui, à un moment, il dit qu’il est quand même submergé par sa grâce. Ça m’a permis de définir ce personnage.
L’autre thématique très importante, c’est mon rapport aux images. En tant que directeur artistique, photographe, réalisateur, je contribue beaucoup à la frénésie visuelle de l’époque et j’ai toujours été très frappé de la très faible longévité des images que l'on crée aujourd'hui. Certaines campagnes de pub durent parfois 72, voire 48 heures. Sur Instagram, une image dure 24 heures ! Alors, il y a de très bonnes images qui arrivent à être repêchées, mais c’est assez rare.
Devant un tel flux dématérialisé, je m’interroge aussi sur la capacité de notre époque à créer des images qui vont nous survivre, comme les grands chefs-d’œuvre de la Renaissance.
Nuit de Noël à Bamako © Malick Sidibé |
Il y a quelque chose que j’ai beaucoup apprécié dans votre roman, c’est tout ce qui relève de la gouvernance du musée, notamment la manière dont les techniques marketing investissent des domaines dont on pourrait penser que ce n’est pas du tout leur champ d’action. Que pouvez-vous nous en dire ?
Les nouvelles formes de médiation culturelles sont un sujet qui m’intéresse. Tout ce qui concerne la digitalisation, la présence sur les réseaux sociaux, la manière dont on peut travailler avec les influenceurs. C’est aussi une espèce d’extension de mon métier. Je note qu’il y a une sorte de confrontation entre deux mondes, le monde scientifique et le monde de la communication. L’un a pris le pas sur l’autre aujourd’hui. En tout cas, il y a une tendance. Les scientifiques, les historiens de l’art, les conservateurs sont challengés par les usages numériques, par de nouvelles formes de médiation culturelle. Il y a des prérogatives qui leur ont un peu échappé. Ça m’intéressait d’imaginer un homme de 50 ans dans cette situation-là, un homme à qui son métier échappe parce que, finalement, ce qui est valorisé aujourd’hui, c’est davantage l’expérience que la connaissance. Aujourd’hui, il faut montrer qu’on a été au musée.
Mais c’est peut-être aussi le symptôme d’une forme de désenchantement ou de frustration vis-à-vis de certaines oeuvres. Dans le cas de La Joconde, on s’attend à un truc énorme et, finalement, ce tableau vu à 6 mètres, petit, vert, sombre, devant lequel il y a une vitre… l’impression qu’on en a est beaucoup moins forte que l’attente qu’on en avait. Et, du coup, par réflexe, un peu désemparé, on se retourne et on fait un selfie !
C’est peut-être notre rapport au temps aussi qui a changé. Aujourd’hui on est dans la rapidité. Or La Joconde - comme d’autres œuvres - demanderait du temps pour être regardée, peut-être dans un tête-à-tête - ce que s’offrent le restaurateur et Homero. Tandis que, là, il faut jouer des coudes et on n’a pas le temps de croiser son regard. On passe alors à côté de ce qu’elle a à nous offrir…
On revient à la question de la communication. Je comprends très bien que le musée doive conquérir de nouveaux publics. C’est génial que les plus grands artistes américains, Beyonce, Jay-Z, viennent tourner un clip au Louvre si ça peut donner envie aux gens d’aller voir ces œuvres. Surtout que c’est magnifiquement filmé. Mais il y a peut-être une question de curseur, et puis ça ne peut pas être que ça. La réalité c’est que je crois que le Louvre fait bien son travail. Actuellement, il y a un bon équilibre. Peut-être qu’il y a eu des moments, quand il y a eu ces partenariats avec Uniqlo, où ça allait un peu loin…
Je crois qu’il y a eu une réflexion sur les jauges…
Oui, ils l’ont limitée à 30 000 personnes par jour. C’est Laurence des Cars qui a pris cette décision au début de l’année. Mais je crois que c’était déjà le cas… Il y a eu une année, en 2018, à plus de 10 millions de visiteurs, et ça a été très éprouvant pour les équipes du Louvre. Je crois qu’à partir de ce moment-là, même l’ancien directeur, Jean-Luc Martinez, avait décidé de revoir les choses.
Sachant qu’a priori il va y avoir une grosse majorité du public qui va se presser devant La Joconde ou La Vénus de Milo et d’autres espaces qui vont rester relativement déserts…
C’est vrai. Il y a d’ailleurs des gens pour penser que La Joconde devrait être dans un musée dédié ou dans un espace avec une entrée séparée.
On voit que vous connaissez bien le sujet. Comment vous êtes-vous documenté pour écrire ce roman ?
Et puis surtout, j’ai eu la chance de tomber sur un extraordinaire dictionnaire de l’histoire de la restauration grâce auquel j’ai vraiment pu me rendre compte de l’évolution de ce métier. C’est dans cet ouvrage que j’ai découvert l’existence de Robert Picault, premier restaurateur à avoir effectué une transposition de peinture en France, qui se considérait comme un artiste et qui a inspiré mon personnage de Gaetano. Et ça, je l’ai fait en cours d’écriture.
C’est vrai que c’est un livre documenté, mais je n’attribue pas une très grande importance littéraire à la documentation. Pour moi, ce n’est pas un gage de qualité qu’un livre soit documenté ou pas. Je pense même que ça peut être un problème, à vrai dire.
C’est-à-dire qu’il faut arriver à la dépasser. C’est ce qui est réussi dans votre roman.
J’avais besoin d’être très documenté pour avoir un socle solide sur lequel déployer la fiction.
Mais pour la partie plus muséale et conservation, j’ai pris un peu les choses à l’envers : j’ai écrit le livre et c’est après que je suis allé voir des conservateurs. Je crois que je n’osais pas le faire avant. Mais, en fait, c’était bien comme ça parce que, quand je les ai rencontrés, j’avais exactement les situations, les problématiques, et Ils m’ont donné accès à des éléments que je n’aurais pas trouvés sur Internet. Par exemple, les différences de vision entre les générations de conservateurs, la manière dont ils vivent de l’intérieur les challenges du musée…
Donc vous aviez déjà écrit votre roman, et ce que vous avez pu glaner au cours de vos entretiens est venu enrichir le texte ou lui apporter des nuances…
Exactement. En fait, quand on réfléchit intensément à un sujet, on finit par avoir des intuitions, on imagine la façon dont les choses peuvent se passer. Souvent, je ne me suis pas trompé, ça m’a été confirmé. Et parfois, j’ai corrigé ou affiné. Et à d’autres moments, comme la manière dont fonctionne un appel d’offres - ce qui est très compliqué et peut se révéler très ennuyeux -, peut-être vaut-il mieux ne pas coller à la réalité, mais plutôt à l’intention, montrer que c’est cadré, mais sans s’étendre sur cent pages !
Justement, ce qui est très plaisant dans votre roman, c’est son rythme extrêmement soutenu. Et tout ce travail que l’on sent, sans jamais qu’il prenne le pas sur le romanesque.
Il y a quand même un personnage qui est extrêmement fantaisiste et qui apporte toute sa poésie au roman, c’est Homero. Comment ce personnage est-il né ? Parce qu’il est vraiment différent des autres.
C’est vrai. Parfois il y a des gens qui disent que c’est un personnage loufoque. Je déteste ce mot. Parce que j’y crois assez, moi, à Homero. J’y crois et j’en ai connu. Et donc, d’une certaine manière, ça ne me semble pas si dingue.
Vous voulez parler de personnes qui ont ce rapport charnel, instinctif ?
Exactement. Ce rapport à la vie, à la beauté. C’est vrai qu’il détonne, mais en même temps, il est cohérent. Il est absolument sincère. Il a une histoire particulière et, d’une certaine manière, il a une espèce de virginité par rapport à l’art.
C’est l’anti-Aurélien.
Exactement. Pour moi, ce personnage est essentiel. S’il y a un Aurélien, il doit y avoir un Homero.
D’ailleurs, c’est celui qui reconnaît La Joconde.
Oui, c’est celui qui a la clé. Et qui a accès à l’âme du tableau, finalement.
L’autre étant peut-être Gaetano…
Oui. Mais Gaetano est plus dans quelque chose de l’ordre de la performance. Ça m’amusait aussi d'en faire un personnage sans nostalgie. Pour éviter les archétypes. C’est un restaurateur, mais il n’habite pas dans une vieille bâtisse aux tuiles rouges, avec des œuvres du Quattrocento accrochées au mur. Il vit dans une maison ultramoderne, il est dans le présent pur. Il y a des gens, comme ça, qui, par leur désir infini, leur amour de la vie, transcendent leur univers et tordent la réalité à leur mesure. Ça, ça me fascine aussi.
Ceci dit, dans la relation qu’il entretient pendant des mois avec La Joconde, il finit par perdre pied…
Oui, parce qu’on ne peut pas être tout puissant comme ça indéfiniment. Donc, oui, il perd pied, mais pas complètement, parce qu’à la fin il trouve aussi une vérité.
Pour finir, travaillez-vous sur un nouveau roman ?
Oui, je crois que je vais continuer à travailler dans cette même veine, sur le changement, sur les contradictions internes des personnages. Et puis je pense qu’on a vraiment besoin de récits qui nous parlent de notre époque, de ce qu’on vit, même si on prend appui sur des histoires du passé. Et la restauration, c’est ça aussi : aborder avec notre regard d’aujourd’hui ce qui appartient au passé.
Wikimedia Commons |
Hé bien je dois lire ce livre, put être rencontrerai-je l'auteur, on ne sait jamais?
RépondreSupprimerS'il participe à une rencontre dans ta région, n'hésite pas. C'est vraiment très intéressant de l'écouter parler de peinture et de tous les sujets qu'il évoque ici.
SupprimerMerci pour cet interview qui complète la lecture et nous permet de mieux comprendre le roman. Comme dans le livre, plus on comprend plus on aime !
RépondreSupprimerC'est vrai ! :-))
SupprimerBah dis donc vous avez passé un week-end ensemble ou quoi ? ;-) C'est hyper riche comme entretien. J'ai survolé parce que je n'ai pas encore rédigé ma chronique mais j'y reviendrai.
RépondreSupprimerUne heure d'entretien, ça laisse le temps de dire pas mal de choses, quand même ! Et puis, l'auteur est tellement passionné par son sujet qu'il ne peut ressortir que des choses intéressantes. J'ai eu une chance inouïe qu'il accepte d'avoir cet échange avec moi !
SupprimerMerci pour cet entretien très riche et intéressant. Je le mets de côté, ce serais encore plus intéressant d'y revenir une fois le roman lu.
RépondreSupprimerEn tout cas, je t'encourage vivement à lire ce roman, à la fois instructif, intéressant et vraiment très plaisant à lire.
SupprimerOh c'est génial !! Plus que jamais j'ai envie de le lire ! Bravo pour ce bel entretien !
RépondreSupprimerMerci ! C'est le plus beau compliment que tu pouvais me faire !
SupprimerTrès bel entretien... Passionnant
RépondreSupprimerMerci ! Ravie qu'il t'ait intéressée.
SupprimerTrès intéressant. Je l'ai mis sur ma liste.
RépondreSupprimerExcellente idée ;-)
SupprimerMerci pour cet entretien passionnant sur un roman qui l'est tout autant !
RépondreSupprimerRencontrer l'auteur a été un réel plaisir car, ainsi que cela transparaît dans son roman, il est vraiment féru d'art et connaît très bien son sujet. La discussion a été très riche, et c'est en outre quelqu'un d'extrêmement sympathique et délicat.
SupprimerJe viens de chez Nicole, j'avais raté ce billet et cet entretien très intéressant. J'ajoute le roman à ma liste de lectures !
RépondreSupprimerOh ! Je vais piquer une crise de jalousie :-D Mais puisque nous t'avons donné envie de lire le roman, te voilà toute pardonnée ;-)
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