Entretiens

samedi 19 mars 2022

Les choses que nous avons vues

Hanna Bervoets
Le Bruit du monde, 2022


Traduit du néerlandais par Noëlle Michel



« Qu’est-ce que tu as vu, au juste ? », est-il demandé à la narratrice dès la première phrase du roman. 

La question est : à quelles images a-t-elle été exposée qui soient si avilissantes, si effrayantes, si choquantes qu’on ait décidé de les retirer du Net, qui n’est pourtant pas avare d’ignominies ? Car aussi barbares que puissent paraître certaines publications ou certains propos bien visibles sur les réseaux sociaux, ils ont pourtant été passés au crible de modérateurs. On n’ose à peine imaginer la teneur de ce qui a été supprimé…

 

Si cette activité peut susciter une curiosité plus ou moins malsaine, elle soulève surtout un certain nombre de questions : qui sont ces personnes chargées de regarder des vidéos en continu afin de déterminer ce qui est acceptable ou ne l’est pas ? Et comment supportent-elles le contact permanent avec de multiples formes de violence ? Mais plus encore, quels sont les critères sur lesquels se fonde la décision de maintenir ou non une publication sur les réseaux sociaux ?

 

Dans ce texte bref et incisif qui s’appuie sur un important travail de documentation, Hanna Bervoets met en scène une modératrice dont elle révèle le quotidien, les conditions dans lesquelles elle exerce sa mission, les directives qui lui sont données et l’impact que cette activité produit sur elle et ses collègues.

 

Lorsqu’elle livre son témoignage, Kayleigh a quitté son emploi, ce qui lui donne toute latitude pour s’exprimer. Et ce qu’elle raconte, sans aucun effet de dramatisation, est absolument édifiant : lancés dans ce bain nauséabond sans avoir reçu de formation, ces scrutateurs ont pour tout viatique quelques « principes » qui doivent leur permettre de faire le tri. Mais il s’agit de règles purement formelles qui conduisent à des non-sens et finissent par dépouiller l’exercice de son bien-fondé. On comprend mieux comment un post laissant apparaître un téton peut être censuré quand une vidéo montrant un type jouant avec des cadavres de chatons passera l’obstacle haut la main…


Une « politique » qui met durement à l’épreuve le sens critique et l’entendement. Au point que ces modérateurs finissent parfois par devenir eux-mêmes perméables aux théories les plus douteuses, dont on sait combien elles fleurissent sur le Net. Or, si les personnes censées filtrer les contenus finissent par perdre les pédales, on a du souci à se faire.

 

On appréciera ou pas le ton clinique adopté par l’auteure, mais ce roman livre une vision très éclairante de ce qui se passe derrière les plateformes du web. 

Et une première publication pour cette toute jeune maison qui donne parfaitement à entendre le bruit du monde dont elle veut se faire l'écho !

8 commentaires:

  1. J'ai entendu une émission de radio récemment sur ce problème là. Beaucoup de modérateurs vont mal, à force d'encaisser des horreurs et comme c'est souligné ici, ils n'ont pas la formation nécessaire. A lire ..

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    1. En peu de pages, elle dit l'essentiel. En fin de volume, l'auteure propose une abondante bibliographie (beaucoup de livres en anglais et en néerlandais, évidemment) qui témoigne du travail de documentation qu'a effectué l'auteure pour écrire son propre livre.

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  2. C'est vrai que le ton est clinique mais cela accentue l'effet de saisissement je pense. En tout cas, s'il se lit vite il laisse sa petite empreinte ce livre.

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    1. En tout cas il y a un parti pris très net. En ce qui me concerne, j'ai trouvé ça un peu froid, quand même. Mais le propos est vraiment intéressant. Et saisissant.

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  3. Bon, là, je ne te suivrai pas, même si une nouvelle maison d'éditions à découvrir, ça me tente toujours... Mais un roman sur les réseaux sociaux, (et ses horreurs) alors que je trouve qu'ils tiennent déjà bien trop de place dans notre monde, non, merci ! ;-)

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    1. Bon, là je crois qu'on fait face à un phénomène de saturation sans appel :-D

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  4. Il est dans ma PAL depuis peu. Lecture prévue pour bientôt. Tu me mets l'eau à la bouche.

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