Entretiens

lundi 19 avril 2021

Ivo & Jorge

Patrick Rotman
Grasset, 2021



On a tous en tête cette image de Montand dans le film L’Aveu, le visage marqué, des lunettes de soudeur sur les yeux et une corde autour du cou. A l’époque, en 1970, son interprétation avait été unanimement saluée. C’est qu’il ne s’était pas contenté de jouer le rôle d’Arthur London, cet ancien responsable communiste tchèque accusé d’espionnage au profit des Américains : il s’était littéralement senti habité par ce personnage qui le renvoyait à la manière dont il avait lui-même traversé les tragédies de son siècle et à la culpabilité qu’il en ressentait. 

C’est ce que met admirablement en lumière le récit de Patrick Rotman dont les quelque trois cent soixante pages tendent vers cette catharsis qu’a constituée le film de Costa-Gavras pour Montand et pour Semprun, qui en avait pour sa part signé le scénario.


Ils n’étaient pas vraiment destinés à se rencontrer, ces deux-là. En tout cas pas à être unis par les liens d’une amitié sincère et profonde. Pourtant, entre le fils d’immigrés italiens ayant poussé dans les quartiers populaires de Marseille et l’intellectuel issu de la bourgeoisie madrilène ayant fui l’Espagne franquiste, l’entente est immédiate, qui se transformera en une durable complicité. 


Patrick Rotman semble avoir pris un malin plaisir à alterner à un rythme extrêmement serré, presque étourdissant, les éléments biographiques de chacun des deux protagonistes. De leur enfance à leurs années de maturité, il juxtapose leurs expériences, jetant ainsi une lumière crue sur la dissemblance de leur personnalité et de leur parcours. 

A la truculence de l’un répond la discrétion de l’autre, le premier ne songeant qu’à monter sur scène et à percer, ignorant dans une inconscience délibérée les risques pris par les résistants, quand le second engagé aux côtés des communistes est déporté à Buchenwald ; Montand entretient avec le parti communiste un rapport affectif lié à son histoire familiale alors qu’il s’agit pour Semprun d’une démarche d’ordre philosophique que son expérience des camps ne fera que raffermir. 


Mais leur chemin finiront cependant par se rejoindre, dès 1952, lors des iniques procès de Prague qui jetteront notamment London en prison. Les deux hommes repoussent le doute qui commence alors à s’immiscer en eux, instillant au passage le poison du sentiment de culpabilité. Un sentiment qu’il ne leur sera plus permis d’ignorer en 1956, avec l’écrasement du peuple hongrois, puis celui du printemps de Prague, douze en plus tard.


Aussi, lorsque après le succès de Z qu’ils avaient déjà réalisé ensemble, leur ami commun Costa-Gavras leur propose d’adapter au cinéma le récit autobiographique de London, L’Aveu, ce projet prend-il une dimension particulière. L'occasion leur est enfin donnée de faire face à leurs doutes, à ce qu’ils considèrent comme leurs erreurs et à dépasser les contradictions dont ils sont la proie. Ce film apparaît alors comme l’aboutissement de deux destinées qui semblent fusionner dans un projet artistique à valeur existentielle.


Au-delà de la trajectoire de ces deux personnalités charismatiques, c’est bien l’histoire d’un siècle  tourmenté qui nous est ainsi donnée à voir. Grâce à son judicieux dispositif narratif, Rotman apporte un éclairage à la fois sensible, intelligent et extrêmement pertinent sur les formes que prirent l’espoir et la ferveur suscités par le communisme et la nature du traumatisme qui en découla. Loin de toute posture morale ou dogmatique, en se tenant au plus près de ses personnages qu'il sait rendre extrêmement attachants, l'auteur nous permet de comprendre les mécanismes tant historiques que psychologiques qui purent conduire à l'un des plus grands aveuglements du siècle passé. Un très beau livre.



Retrouvez également une mise en images - et en chansons ! de ce roman sur YouTube





9 commentaires:

  1. A priori, ce titre ne m'attire guère, mais tu en parles très bien. S'il me tombe dans les mains, j'y jetterai plus qu'un œil.

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    1. En ce qui me concerne, Montand a bercé mon enfance, je connaissais toutes ses chansons par coeur et sa figure est fortement associée à celle de mon père. Par ailleurs, j'ai eu la chance de rencontrer Semprun à l'occasion d'un salon du livre, il y a fort longtemps. Un échange de quelques minutes seulement, mais d'une belle intensité. Tout ça pour dire que j'avais toutes les raisons de lire ce livre. Mais j'étais loin de m'attendre à un texte aussi intéressant, intelligent, riche et passionnant. (Même si venant de Rotman, je n'ai pas vraiment été surprise par la nature et la qualité de son approche).

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  2. Bon, tu t'es régalée :-)
    (vu les noms au générique, cela ne m'étonne pas)

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  3. Quelle idée, en effet ! Bien envie de lire ce qu'il s'est passé.

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  4. Je ne serais pas allée d'emblée vers ce titre mais tu es très tentante !

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    1. Il faut dire que je l'ai trouvé vraiment formidable ;-)

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