Celia Levi
Tristram 2020
Ce qu’il y a de bien avec la toponymie, c’est qu’elle est souvent dépositaire d’une histoire qui, sans cela, tomberait dans l’oubli. La Tannerie que Celia Levi a imaginée dans ce roman fut autrefois un site de production ultra-moderne implanté à Pantin, que la désindustrialisation conduisit à la faillite, puis qui subit diverses transformations avant de tomber en ruine et d’être squatté.
Entre la fin du XXe siècle et le début du XXIe, nombre de ces lieux laissés en friche furent réhabilités et métamorphosés en espaces culturels plus ou moins modulables dans le but souvent affiché de relancer un quartier ou une banlieue.
A la fois lieu d’exposition, salle de spectacle, offrant la possibilité de se restaurer, voire de faire du co-working, institution vouée à favoriser l’insertion des jeunes sur le marché du travail, figure de proue de la communication des élus locaux, la Tannerie est un de ces espaces tentaculaires et protéiformes traversés par nombre d’individus tentant avec plus ou moins de succès d’y trouver une place.
Après avoir quitté sa Bretagne natale, au terme de ses études, Jeanne y décroche un poste d’« accueillante » - en CDD, est-il besoin de le préciser - dans lequel elle se trouve propulsée du jour au lendemain, sans bénéficier de la moindre formation préalable. Elle devra se débrouiller par ses propres moyens - en comptant sur l’aide de ses collègues, son bon sens, son intuition et sa faculté de mimétisme - pour s’orienter et s’imposer au sein de ce milieu qui se révèle, en dépit de sa promesse, plus écrasant qu’épanouissant.
Mais la tâche n'est guère aisée pour Jeanne qui est une provinciale ignorant tout des codes du parisianisme ambiant - qu’elle souhaite cependant ardemment acquérir. Pourra-t-elle compter sur le séduisant Julien pour les lui enseigner ? Celui-ci a beau jeu de briller avec quelque formule enlevée ou une référence philosophique qu’il ne manque pas d’exhiber avec complaisance.
Je trouve parfois les titres des romans contemporains alambiqués, voire obscurs pour ne pas dire complètement abscons. Celui-ci, dans sa simplicité, s’imposait avec la force de l’évidence. Car c’est bien cet espace qui est au coeur du roman, tout comme l’était le grand magasin du Bonheur des dames magistralement évoqué par Zola. C’est lui qui impose ses règles, c’est autour de lui que s’organise la vie de tous ceux qui le traversent, c’est en son sein que se tissent les relations évidemment professionnelles, mais aussi sociales et affectives de ceux qui le font vivre. Broyant les uns, offrant la faveur d’une titularisation à quelques autres pour assurer son expansion, il est un lieu hégémonique auquel il semble difficile de pouvoir échapper.
A la manière des maîtres du roman réaliste, mais sans jamais sombrer dans un style désuet, Celia Levi brosse le portrait d’une jeune femme de notre temps, une jeune femme subissant des conditions de travail dégradées, parfois insupportables, enchaînant les contrats précaires dans l’espoir d’accéder enfin au graal d’un CDI dont les critères d’accès restent flous et soumis à l’arbitraire, recherchant dans les rassemblements de Nuits debout l’expression d’un collectif dont toutes les formes semblent avoir été éradiquées, et nous offre ainsi une photographie de notre époque, celle d’une génération sommée de se construire sur des fondations de plus en plus instables.