Entretiens

dimanche 24 février 2019

Glissez, mortels


Charlotte Hellman

Philippe Rey, 2019



Drôle de titre que cette injonction qui en dit si peu sur le sujet du livre ! Heureusement, le bandeau - si souvent superflu - se révèle ici précieux pour éclairer la lanterne du lecteur.
Les vies amoureuses de Paul Signac, donc. Voici un nom qui a tout de suite retenu mon attention. Car - désolée pour la platitude et la banalité du propos -, j'adore le pointillisme et, par voie de conséquence, Signac qui en est l’un des grands représentants. C’est donc sur la seule foi de ce nom que je me suis plongée dans cette lecture... occultant ainsi complètement l’autre partie de l’accroche. Mais il est certain que l’éditeur ne trompe pas son monde, et c’est bien par le biais sentimental que l’on découvre le bonhomme. 
Vous dire que c’est l’angle qui m’intéresse le plus serait sans doute mensonger et, à mi-chemin de ma lecture, j’avoue avoir connu un moment de doute sur le bien-fondé de mon choix.

Cependant, on est loin de Voici, vous vous en doutez bien. D’autant que c’est l’arrière-petite-fille du peintre, aujourd’hui responsable des Archives Signac, qui signe ce récit biographique, lui donnant ainsi des allures d’enquête familiale. C’est un regard empreint de bienveillance, mais non dénué de lucidité, et d’une profonde tendresse que Charlotte Hellman pose sur l’artiste. 

Avant d’ouvrir ce livre, je ne connaissais pas du tout Signac. Résolument pacifiste, attentif à toute forme de progrès, engagé aux côtés de Zola dans la défense du capitaine Dreyfus, ardent promoteur des avant-gardes artistiques à travers notamment le Salon des Indépendants qu’il présida près de trois décennies durant, il m’est vite apparu très sympathique. Mais il est toujours surprenant de voir à quel point les personnalités les plus progressistes peuvent parfois rester conservatrices dans la gestion de leur vie privée! 

En 1892, il épouse Berthe, avec laquelle il mène une vie bourgeoise, entre Paris et Saint-Tropez, qui n’est encore qu’un modeste village provençal. Tout se corse, à partir des années 1908-1910, lorsque Signac tombe sous le charme... de sa voisine de palier, Jeanne, qu’il fréquente avec une certaine assiduité, le couple Signac s’étant lié d’amitié avec celui que forment la jeune femme et son mari. On n’est pas loin du vaudeville !
Sauf que pas du tout, car Jeanne va divorcer, renonçant ainsi à la garde de ses trois enfants, pour s’installer avec Paul, qui refuse quant à lui d’en faire autant. Il laissera à Berthe la jouissance du logement parisien et de la maison provençale, viendra déjeuner avec elle une fois par semaine, passera même des vacances avec elle, et ne laissera pas passer un seul jour sans lui écrire une missive pour lui témoigner son attachement. Et lorsque de son union avec Jeanne naîtra la petite Ginette, il effectuera les démarches visant à la faire adopter par Berthe, qui n’a jamais pu avoir d’enfant, afin d’assurer l’héritage et l’avenir de la fillette.

A partir des quelques photos de famille qu’elle a pu retrouver et des neuf mille lettres que Paul adressa à Berthe et que celle-ci conserva - alors que celles de Berthe furent vraisemblablement détruites par Jeanne -, Charlotte Hellman s’efforce de comprendre les liens qu’entretenait cet étrange trio, interrogeant tout à la fois les ressorts psychologiques des protagonistes et les règles qui régissaient alors la société. A travers cette histoire somme toute banale, elle révèle tout à la fois la personnalité méconnue d’un artiste majeur et les différents carcans conventionnels et sociaux d’une époque, ne se privant pas d’en souligner le poids et de mesurer le chemin parcouru.

Certes, je n’en ai pas appris autant que j’aurais pu le souhaiter sur la dimension et l’apport artistiques de Paul Signac. Mais Charlotte Hellman m’a offert le témoignage fin et sensible d’une époque que j’ai toujours trouvée passionnante !


Un livre à retrouver aussi sur YouTube 



dimanche 17 février 2019

Suiza


Bénédicte Belpois

Gallimard, 2019



Une femme simple. D’aucuns la disent bête. Mais rayonnante de gentillesse et d’humanité. Et belle, avec ça ! Du genre qui aimante le regard des hommes au premier coup d'oeil. D’ailleurs Tomas la désire immédiatement. Une pulsion animale. Violente. Irrépressible.

Elle est étrangère, paumée. C’est un paysan rude, taiseux, attaché à sa terre plus qu’aux hommes. Il vient d'apprendre qu'il est malade. Atteint d’un cancer, sans espoir de rémission.

Ces deux-là vont unir leurs douleurs dans un amour inespéré et incandescent. Ne parlant pas la même langue, c’est exclusivement à travers l'expression de leurs corps - et de leurs regards - qu’ils vont apprendre à se connaître et à se comprendre.

Dit comme ça, on aurait envie de filer en courant : ça pourrait être nunuche... et ça ne l’est pas.
A quoi tient que l’on plonge dans ce récit sans pouvoir le lâcher ? 
A son écriture, âpre, directe, sans fioriture. A ses personnages, rugueux mais généreux et justes, comme la terre sèche et brûlante de ce coin d’Espagne où Bénédicte Belpois a choisi de situer son roman. Elle ne s’attarde pas, Bénédicte. Elle dit l’essentiel des sentiments, ce qui se joue dans un geste, dans un regard. Et puis elle distille ça et là un peu d’humour. Oh, rien de pesant ni de déplacé ! Juste une remarque que l'on peut faire - que l'on peut se faire - et qui suffit parfois à faire basculer l’existence de la gravité dans le détachement : la légèreté que l’on peut choisir, histoire ne pas sombrer dans le désespoir.

Bénédicte Belpois signe un premier roman d’une remarquable intensité, créant des personnages entiers, sincères, sans arrière-pensée, sans duplicité, simplement humains. Et ça fait du bien.


Un roman présenté sur You Tube




dimanche 10 février 2019

L’ombre d’un père


Christoph Hein

Métailié, 2019


Traduit de l’allemand par Nicole Bary


Konstantin n’a jamais connu son père. Nazi convaincu, criminel de guerre absolument dénué de scrupules, celui-ci fut exécuté en Pologne lors de la défaite allemande. Passée sous silence par sa mère lorsqu’elle apprit de quoi son mari s’était rendu coupable, l’histoire de ce père ne cessera cependant de peser sur les épaules de Konstantin. 
Au sortir de la guerre, sa mère s’était pourtant battue auprès de l’administration pour reprendre son nom de jeune fille et le donner à ses deux fils. Elle avait pourtant rejeté tout geste entrepris par son beau-frère pour réhabiliter son mari et lui permettre de toucher une pension. Elle avait pourtant encore refusé l’héritage dont elle aurait pu bénéficier, préférant vivre dans le plus complet dénuement plutôt que de devoir quoi que ce soit à l’homme monstrueux qui fut son époux.
Mais qu’ils le veuillent ou non, les Müller, ou les Boggosh comme ils se nomment désormais, sont marqués au fer rouge.   

Pour fuir cet héritage, Konstantin ne voit d’autre issue que de quitter son pays. C’est à Marseille qu’il tente de se construire un avenir. Mais le passé familial qu’il s’efforce de taire s’interpose sans cesse entre lui et tous ceux qui furent victimes de la barbarie nazie. Ecrasé par le poids de la culpabilité, il rentre chez lui, restant marqué du sceau de l’infamie... A l’Est, où il réside après l’édification du Mur, son « dossier » le rattrape constamment et Konstantin n’a d’autre choix que d’apprendre à vivre avec cette hérédité qui l’entache.

Christoph Hein revisite l’histoire contemporaine de l’Allemagne à travers un roman ample et captivant. Choisissant un mode de narration ultra classique mais furieusement efficace, il donne la parole à un Allemand qui, au soir de sa vie, retrace toute son existence. Une existence dominée par le secret et par un sentiment de culpabilité dont il est impossible de se libérer. Entre conscience de l’horreur des actes commis et compromissions omniprésentes au sein du régime communiste, l’auteur donne à voir une génération sacrifiée, privée de toute possibilité de penser son passé comme de bâtir son avenir. 

Si le roman se situe essentiellement dans les années d’après-guerre et de guerre froide, et si j’avais pu espérer que la période actuelle soit davantage abordée, ce texte se révèle néanmoins passionnant. Son ampleur et la fluidité de sa forme narrative permettent au lecteur d’entrer en empathie avec le personnage pour saisir tous les obstacles tant psychologiques que conjoncturels auxquels il doit faire face.
Entre récit intimiste et fresque historique, ce roman embarque littéralement son lecteur pour lui offrir un formidable éclairage sur l’Allemagne contemporaine et sur son peuple.


Retrouvez aussi ce roman sur YouTube !



 © Philippe Matsas / Editions Métailié



mercredi 6 février 2019

Pourquoi j’ai créé ma chaîne You Tube


Tout d’abord, que les choses soient bien claires, il ne s’agit en aucune façon pour moi de délaisser ou de remplacer mon blog. J’aime trop ce format, celui qui passe par les mots et par l’écriture, pour ça ! Il y a au contraire fort à parier que ce nouveau réseau reste secondaire dans mon activité.

En premier lieu, il y a sans doute l'attrait de la découverte de quelque chose de nouveau, avec lequel je ne suis pas du tout familière. L’idée m’en est venue en voyant – et en admirant, je dois le dire – ce que fait mon fils Antonin, alias Sombrero Nordique (je vous invite d’ailleurs à aller visiter son blog qui abrite certains de ses montages photo et vidéo). Toute fierté de mère mise à part, je trouvais le résultat tout à fait convaincant et j’y ai vu l’occasion aussi de poursuivre et développer nos échanges, qui me sont si précieux, autour du livre et de la lecture. Mais cette fois, c’est lui qui était le maître et moi qui recevais ses conseils…

Et puis, s’il y a une chose que j’ai en horreur, et qui est pourtant beaucoup trop répandue dans les milieux littéraires, c’est l’élitisme et l’entre-soi. Je suis intimement convaincue que la littérature s’adresse à tous. J’ai bien dit tous. Même à ceux qui « n’aiment pas lire ».
Simplement, le chemin qui y mène n’est pas identique pour tout le monde, et je dirais même qu’il est différent pour chacun. Et surtout, on sait bien que l’accès au livre en tant que tel n’est pas au départ donné à tous, hélas.

Alors, si par hasard, avec d’autres outils, en particulier avec ceux de l’image, je peux donner à une ou deux personnes l’envie d’aller vers un roman qu’elles n’auraient pas découvert sans cela, ce serait génial !
Et pour ceux qui se diraient « tiens, on va enfin voir la tête qu’elle a », pour ceux qui m’avaient imaginé sous les traits d’une grande blonde (quelqu’un se reconnaîtra J), vous en serez pour vos frais. Car l’idée n’est pas de me mettre en avant, mais plutôt de présenter l’ambiance et la couleur d’un livre, un peu à la manière d’une bande annonce.
Alors je ne sais pas combien de temps ça durera, ni si je le ferai pour tous les livres que je lirai (j’ai quand même passé mon week-end sur les deux premiers montages mais, bon, à présent j'ai acquis les rudiments)… On verra.
Je continuerai en tout cas tant que je m’amuserai et que j’aurai envie de le faire.

D’ici là, bon visionnage… et bonnes lectures !

Et pour découvrir, c'est par là...



Belle-Amie


Harold Cobert

Les Escales, 2019


«Que diriez-vous de découvrir la suite de la formidable destinée et de l’irrésistible ascension de Georges Duroy, le héros de Bel-Ami de Maupassant ?»
Une fois n’est pas coutume, j’ouvre ma chronique avec une citation de la quatrième de couverture de l’ouvrage. Le XIXe siècle, Maupassant, Bel-Ami... ah, que de souvenirs pleins d'exaltation ! Je ne pouvais que répondre avec enthousiasme à une telle question ! Avec enthousiasme... et un peu d’appréhension, aussi, il est vrai. Car l’exercice était périlleux : le texte ne risquait-il pas de se révéler poussif, appliqué, voire de sombrer dans le pastiche ? Et puis y avait-il bien besoin d’une suite ?  

Disons-le d’emblée, mes inquiétudes s'envolèrent dès les premières pages lues. D’abord parce que c’est un véritable plaisir de retrouver ce personnage d’une puissance incroyable, que Maupassant était parvenu à nous rendre fascinant en dépit de son ambition, de sa fatuité et de ses effroyables trahisons.  
Ensuite parce qu’Harold Cobert est entré avec beaucoup de naturel dans cet univers, se coulant avec une remarquable aisance dans l’écriture de Maupassant. Bien que mon souvenir de ce livre soit aujourd’hui un peu flou, c’était pourtant comme si je l’avais refermé la veille. Les noms des personnages, leur rôle dans le déroulement de l'intrigue me revenaient en mémoire au fil de ma lecture. Et avec eux, l’émotion connue alors.

Sous la plume de Cobert, Duroy, qui a désormais ajouté une particule à son nom pour se faire appeler Du Roy de Cantel, n’a rien perdu de son arrivisme. Il a eu deux enfants de Suzanne, la fille de l’une de ses anciennes maîtresses qu’il épousait à la fin du roman de Maupassant. Devenu directeur de l’influent journal La vie française où il avait publié ses premiers articles, son inextinguible soif de pouvoir l’amène à briguer un mandat de député, le meilleur tremplin pour l’obtention d’un portefeuille de ministre...
On l’imagine sans peine, il usera pour parvenir à ses fins des mêmes manoeuvres que par le passé et ne reculera devant aucune bassesse, l’arrogance et le sentiment d’impunité ne connaissant décidément aucune limite...  

Comme dans le roman de Maupassant, la collusion entre la presse, les finances et le monde politique sont au coeur du livre de Cobert. Mais si un lecteur du XXIe siècle peut lire Bel-Ami comme une œuvre profondément ancrée dans l'époque de son auteur, il est évident que les questions qu’il soulève ne peuvent manquer de faire écho à celles qui sont aujourd’hui au coeur de nos préoccupations. 
Alors, quand Harold Cobert propose une suite à ce roman, on ne peut imaginer qu’il n’ait pas en tête quelques affaires auxquelles le lecteur ne peut quant à lui s’empêcher de songer. Il nous rappelle ainsi combien le siècle de la bourgeoisie triomphante et du capitalisme dominant portait en germe tout ce que nous connaissons aujourd’hui. Il souligne également à quel point la littérature de cette époque nous aide à comprendre le monde dans lequel nous vivons. Et il nous donne ainsi l’envie de nous replonger du côté de ces grands auteurs qui n’ont rien perdu de leur force et de leur pertinence. Ce n’est pas le moindre des atouts de ce séduisant roman !  


Découvrez la bande annonce du roman sur You Tube !