Entretiens

lundi 17 avril 2017

Rue Monsieur-le-Prince

Didier Castino

Liana Levi, 2017



Il est des livres qui ont le pouvoir de nous toucher, d’atteindre quelque chose d’intime au plus profond de nous. Parfois, ils vont jusqu’à nous tendre un véritable miroir et l’effet n’en est que plus troublant. On est alors étreint par une sensation étrange, indéfinissable, mélange de saisissement de se sentir mis à nu, de stupéfaction de voir mis en mots ce que l’on ne percevait que confusément et de reconnaissance envers l’auteur. C’est ce moment exceptionnel que j’ai connu en lisant le magnifique et si juste livre de Didier Castino Rue Monsieur-le-Prince.

Hervé était âgé de 22 ans lorsque les étudiants investirent les rues de nombreuses villes de France en novembre et décembre 1986 pour exiger le retrait du projet de loi Devaquet. Premier mouvement d’ampleur depuis 1968, auquel il fut inévitablement comparé, il avait ceci de particulier - comme son aîné - qu’il était mené par de tout jeunes gens. Ceux-ci s’insurgeaient contre une mesure visant à instaurer la sélection à l’entrée des universités et donner à ces dernières une autonomie de gestion. Un projet inacceptable pour tous ces jeunes qui y voyaient une remise en cause d’un principe fondamental, celui de l’égalité des chances. Et remettre en cause ce principe dans les universités, c’était proposer une forme de société dans laquelle ils ne voulaient pas s’inscrire. 

J’étais en terminale et, comme de nombreux lycéens, j’ai emboîté le pas aux étudiants pour scander à gorge déployée «Devaquet, au piquet» et autres slogans plus ou moins mutins. Ce fut un moment de liesse et de ferveur où l’on occupait nos établissements et où l'on passait des heures dans les AG à élaborer la formulation qui ferait mouche. Au diable les cours et les profs, les parents et la routine quotidienne ! Nous avions un dessein bien plus grand à mettre en œuvre ! Ce fut très certainement un moment fondateur pour ma génération car c’était, au terme de notre adolescence, comme une naissance à une forme active et volontaire de citoyenneté. C’était faire l’expérience que l’on pouvait, collectivement, changer les choses. C’était aussi notre sortie définitive du monde de l’enfance. 
Mais notre exaltation et notre innocence furent brutalement fauchées la nuit 6 décembre, lorsqu’un jeune homme de 22 ans, Malik Oussekine, fut battu à mort par des policiers. La liesse s’en est définitivement allée, la gravité l’a remplacée. Les marches hier joyeuses et bruyantes devinrent silencieuses et tristes. 

Le nom de Malik Oussekine est resté douloureusement gravé en moi, comme il l’est resté en Didier Castino.

Refusant de voir ce nom réduit à une simple notice dans les manuels d’histoire, l'écrivain retrace les dernières heures de Malik. Il esquisse son portrait, dit ses goûts et ses aspirations, évoque la maladie dont il était atteint et qui nécessitait un lourd protocole de soins, et il suit sa course effrénée, épouvantée, dans les rues pleines d’effervescence du VIe arrondissement, tandis que deux policiers à moto le pourchassaient. Il restitue ses derniers instants, lorsque les policiers forcèrent l’entrée de l’immeuble de la rue Monsieur-le-Prince où il avait trouvé refuge. Il dit les coups, il dit l’acharnement et il dit encore l’effroi du seul témoin qui se trouvait présent.

Mais la grande valeur de ce livre tient à ce que Castino n’en fait pas un événement isolé. Il l’inscrit dans un continuum historique. Malik Oussekine n’est ni le premier ni le dernier homme à mourir au terme d’une course éperdue pour échapper à la violence de qui représente l’autorité, et qui le conduira à la mort. Du massacre du 17 octobre 1961 à Zyed et Bouna en 2005, ou encore, plus récemment, à Adama Traore, combien d’êtres, des adolescents parfois, ayant pour seul point commun et pour seul tort de n’avoir pas la peau blanche, ont-ils ainsi perdu la vie ? Combien ont couru pour échapper à l’horreur ? Courir pour ne pas entrer dans l’Histoire, pour ne pas venir grossir le nombre des pages les plus laides qui la constituent, pour arrêter cet intolérable mouvement des hommes vers la haine et le rejet de l'autre.  

Une histoire tellement éloignée de celle que nous voulions écrire, en 1986. 


Ce livre-ci, je l'ai tellement aimé que je ne résiste pas au désir de vous en faire partager un extrait, ici

22 commentaires:

  1. Très beau billet ! il y a encore ces noms écrits sur les murs, je viens de lire un mémoire d'une américaine qui parle de ses amis fauchés dans leur jeunesse, et de la situation des hommes de couleurs aux USA - je n'ai pas oublié Malik - je note le titre pour l'emprunter à la bibliothèque

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    1. Malheureusement, l'histoire est lourde de ces crimes. Vraiment, je t'invite à lire ce livre, beaucoup plus riche que ce que j'ai pu essayé d'exprimer.

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  2. Très poignant ton billet. Evénement qui reste aussi gravé dans ma mémoire. Je n'avais pas prévu de le lire mais je vais peut-être changer d'avis... Je crois que Charlotte a aussi été très touchée.

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    1. Merci Nicole. Ce livre est tellement dense et offre une telle acuité d'analyse, le tout sous une forme extrêmement maîtrisée.
      C'est vraiment le livre de notre génération. Vraiment, comme Electra, je t'encourage à le lire. Et j'ai vu en effet que Charlotte devait enregistrer une émission sur ce livre. Il faut absolument que je l'écoute. Je vais lui demander quand elle doit être diffusée...

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  3. Très joli billet Delphine sur un sujet sensible 👏

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  4. J'avais dépassé de loin l'âge d'une lycéenne au moment de ces évènements et je m'en souviens très bien évidemment. On ne peut pas dire que les choses aient beaucoup évolué ces temps-ci.

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    1. Eh non, malheureusement. Mais c'est aussi ce qui est intéressant avec ce livre : il trouve dans le mouvement de 86 les racines de la situation que nous connaissons aujourd'hui.
      Bien sûr, tout n'est pas né à ce moment-là. Mais pour des personnes de disons 45 à 60 ans - une génération, quoi - c'est le moment fondateur à partir duquel on peut analyser sa posture actuelle. Il observe un cheminement individuel, celui du narrateur, dans lequel nous sommes nombreux à pouvoir nous retrouver - et ce même si le moment fondateur n'est pas le même, je pense.

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  5. je me souviens bien de la minute de silence au collège (la première, hélas suivie d'autres, plus récemment)

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    1. Oui, le silence après la mort... L'effroi, la colère.
      Comme tu le dis, on n'en a pas fini avec cela...

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  6. Moi aussi je me souviens de cet événement même si j'étais déjà trop vieille pour participer aux mouvements de protestation. Et malgré ton beau billet je ne suis pas sûre de me laissé tenter (toujours trop vieille !)

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    1. Je pense que ce livre peut s'adresser à un public beaucoup plus large que la génération en question. Il dresse le bilan de ce qu'il a vécu, mais je pense que son analyse pourrait concerner des individus qui ont acquis leur conscience politique à un autre moment de l'Histoire.
      Et puis c'est un très beau texte, littérairement parlant. Très fin.

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  7. Ce n'est pas facile de faire baisser sa Pal avec toi !

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  8. je me souviens très bien de ce refus d'une loi contraire aux principes républicains et de l’université et j'ai partagé ce refus et le souvenir d'autres répressions qui se sont terminées par des morts, est-ce que c'est toujours le prix à payer pour ne pas oublier et pour continuer à résister?

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    1. Disons que résister et s'opposer impliquent toujours une mise en danger qui, selon les circonstances, peut aller jusqu'à la mort.On aimerait croire que notre démocratie est exempte de telles exactions, mais force est de constater que ce n'est pas le cas...

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  9. Un livre à côté duquel je serais certainement passée, sans ton très beau billet! merci :)

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    1. Tant mieux, alors, parce que ce serait vraiment dommage !

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  10. Superbe billet pour une/des histoire(s) dramatique(s). C'est un évènement que je ne connais que trop peu et ta façon d'en rendre compte me donne très envie de pousser plus loin la curiosité et de l'inscrire sur ma liste.

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    1. Il dépeint admirablement l'ambiance qui régnait alors et la manière dont la mort de Malik Oussekine a brisé net une forme d'innocence.
      Depuis que je l'ai lu, il ne se passe pas un jour sans que je pense à ce livre.

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  11. J'étais en seconde (et pas aux manifs car suite à une méchante chute de cheval, j'avais le torse plâtré...) et comme toi, je n'ai pas oublié le nom de ce jeune homme. Il est vrai pourtant que je ne sais pas qui il était.
    Il me semble que ce livre, dans sa démarche, est à rapprocher de "Bordeaux-Vintimille" de Jean-Baptiste Harang qui raconte le calvaire d'un jeune beur lui aussi massacré par des malades, dans un train en 1983. Triste France, triste humanité...

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    1. Eh bien moi non plus, finalement. Et puis, j'avais oublié un certain nombre de choses, que ce livre m'a remises en mémoire.
      Je me souviens du crime auquel tu fais allusion et dont il est question dans le livre de Harang. Sans doute intéressant aussi. Que d'horreurs...

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