Entretiens

samedi 28 mai 2016

Tout ce qu’on ne s’est jamais dit

Celeste Ng

Sonatine, 2016


Traduit de l’américain par Fabrice Pointeau


La dissection d'un cercle familial des plus réussies.

Un éditeur - Sonatine -, une couverture au fond noir, un cadavre évoqué dès la première ligne du texte de quatrième de couverture : je croyais bien là tenir un thriller.
Si l’on se demande en effet très vite comment la jeune Lydia, seize ans, a bien pu se retrouver noyée au fond d’un lac, à quelques mètres seulement de son domicile, le suspense n’est pourtant pas véritablement haletant.
C’est que la question qui intéresse l’auteur n’est pas tant qui ou pourquoi que comment. Et c’est ce qui fait tout l’intérêt et toute l’originalité de ce roman. C’est alors à une enquête psychologique que se livre Celeste Ng.
Lydia s’est-elle suicidée, comme le conclut la police ? A-t-elle suivi quelqu’un qui l’a précipitée dans l’eau, comme le pense sa mère ? A-t-elle été victime d’un jeune garçon qui lui aurait brisé le cœur, comme le croit son frère ?
Celeste Ng va dérouler la courte vie de l’adolescente et remonter le fil de celle de ses parents pour mettre au jour toutes les contradictions, toutes les oppositions, toutes les frustrations, mais aussi tous les espoirs et toutes les aspirations qui se trouvent au cœur de cette famille et qui ont façonné chacun de ses membres, pour parvenir au point de tension extrême qui a fini par provoquer une rupture.

Ce qui est particulièrement bien étudié, c’est la manière dont l’histoire intime de chacun des parents va se cristalliser chez leurs enfants en un ensemble de projections inconciliables qui se révéleront impossibles à dépasser.

La tension naît des histoires extrêmement contrastées du père et de la mère, le premier étant un fils d’immigrés asiatiques ayant toujours cherché à s’intégrer et à faire oublier ses origines sans jamais y parvenir, tandis que la seconde souhaitait à tout prix s’écarter du modèle de femme au foyer que sa propre mère lui avait imposé, modèle auquel elle avait cru un temps pouvoir échapper. Tandis que l’un cherchait à se fondre dans la masse, l’autre cherchait désespérément à s’en distinguer. Malgré les apparences, tous deux se sentent en situation d’échec.

Celeste Ng démonte parfaitement les mécanismes psychologiques à l’œuvre dans la construction d’un individu, et c’est ce qui rend le roman passionnant. Elle analyse les phénomènes de transmission de parents à enfants. Bien sûr, les oppositions ne sont pas toujours aussi marquées au sein d’un couple, et elles ne produisent heureusement pas fatalement de tels drames. Toutefois, en grossissant le trait, l’auteure construit une trame narrative convaincante. Le lecteur peut être amené à s’interroger sur sa propre histoire, les valeurs qu’il a reçues en héritage et qu’il transmet à son tour, sans toutefois avoir à craindre des conséquences aussi tragiques... du moins faut-il l’espérer!

Ce roman fait l'unanimité. Voyez chez ClaraEva, Kathel, LaureNicole... et bien d'autres, sans doute !


samedi 21 mai 2016

Enfants du diable

Liliana Lazar

Le Seuil, 2016



Une chronique de la Roumanie de Ceauşescu

S’il y a une chose que j’aime bien faire de temps à autre, c’est choisir un livre au hasard en librairie ou, comme ici, à la bibliothèque, me laisser séduire par la seule foi d’une couverture - bon, évidemment, quand elle est uniquement typo comme dans cette collection au cadre rouge, l’impact est assez limité -, ou par l’attrait d’un titre ou d’un texte de quatrième. L’idée d’embarquer pour une destination à laquelle je ne songeais pas quelques minutes auparavant m’est assez plaisante.
J’ai donc pris un aller simple pour la Roumanie de Ceauşescu, sous la conduite d’une auteure qui m’était totalement inconnue. Le voyage promettait évidemment d’être rude, d’autant que l’action se situait dans un des nombreux orphelinats que comptait alors le pays. Au feuilletage, l’écriture semblait toutefois fluide et paraissait éviter le pathos.

Le fait est que l’héroïne de ce roman, une sage-femme ayant adopté un nouveau-né après avoir convaincu la jeune veuve qui le portait de ne pas avorter, est un personnage assez ordinaire qui n’attire pas particulièrement la sympathie, mais ne suscite pas non plus l’aversion. Elena Cosma est une femme qui suit les consignes officielles, qui sait tirer quelques avantages du statut offert par sa profession, une femme qui sait manœuvrer pour préserver sa situation, mais une femme qui sait aussi faire preuve de discernement, capable également d’empathie, enfin une femme en mal d’amour prête à prendre des risques pour chérir enfin l’enfant qu’elle n’a jamais pu concevoir.

Liliana Lazar, Roumaine installée en France depuis 1996, raconte très sobrement l’histoire de cette femme qui cherche à mener une existence simple, dans un pays où survivre est une lutte de tous les instants. Avec une économie de moyens, elle dépeint la détresse et le dénuement d’un peuple trop souvent contraint d’abandonner ses enfants faute de pouvoir les élever.
C’est que le Conducator avait promulgué une loi interdisant l’avortement et contraignant les femmes en âge de procréer à faire au moins cinq enfants afin d’accroître la population roumaine. Dans le même temps, il fit construire des orphelinats pour recueillir ces bébés et asseoir ainsi la primauté de l’Etat sur la famille.

Afin de mettre de la distance entre le petit Damian et la mère biologique de ce dernier, Elena quitte Bucarest pour prendre la direction du dispensaire d’un petit village du nord du pays. Lorsque la décision est prise d’y bâtir un orphelinat, c’est assez naturellement qu’elle en assure le suivi médical des enfants, puisqu’il n’y a aucun autre professionnel de santé à des kilomètres à la ronde.

La description que donne l’auteur de ces établissements est proprement glaçante : bâtiments insalubres, nourriture douteuse et mauvais traitements y sont le lot quotidien. Liliana Lazar ne s’appesantit pas, mais elle distille quelques détails et quelques brèves scènes qui permettent de donner la mesure de l’horreur. Ainsi le surnom de Vlad l’Empaleur dont est affublé l’un des « éducateurs » donne-t-il une idée assez terrifiante des sévices infligés aux jeunes pensionnaires...
Et la chute du dictateur ne mettra pas fin au calvaire de ces enfants, parmi lesquels des Occidentaux viendront faire leur marché, comme ils achèteraient une paire de chaussures ou un meuble, retournant parfois au fournisseur l’article jugé défectueux...

Liliana Lazar m’a donné parfois l’impression de mener son récit avec une étonnante distance, voire un certain détachement, ce qui m’a, je l’avoue, d’abord un peu déconcertée. Mais elle sait glisser ici ou là quelques phrases suggérant l’horreur de ce qu’a connu ce pays et plus particulièrement de ce qu’ont vécu ces enfants dits «du diable». D’une phrase, elle parvient de manière tout à fait inattendue à faire surgir l’horreur et naître l’effroi. Et finalement, je lui sais gré de ne pas avoir insisté sur les aspects les plus révoltants et les plus sinistres de ce régime. Sans doute la lecture de son roman aurait-elle été sans cela insupportable.



dimanche 15 mai 2016

Trois jours avec Norman Jail

Eric Fottorino

Gallimard, 2016



Une rencontre manquée...

Alors là, je suis très, mais vraiment ce qu’on appelle très ennuyée... 
Ce livre m’attendait depuis quelque temps dans ma bibliothèque et je me délectais par avance de sa lecture. Il faut dire que j’avais été allègrement appâtée par Papillon, une blogueuse que j’apprécie particulièrement, dont les goûts et la sensibilité littéraires sont très proches des miens.
Au moment précis où je m’apprêtais à l’ouvrir, Eva, autre blogueuse de confiance, publiait un billet émettant de sérieuses réserves à son égard.  

C’est donc extrêmement intriguée que je me suis lancée à la découverte de ce dialogue entre une jeune étudiante en lettres et un vieil écrivain reclus n’ayant publié qu’un seul livre, mais continuant pourtant inlassablement à écrire, sans jamais terminer aucun texte.
Une réflexion sur la force de la littérature, sur l’écriture, sur le jeu entre fiction et réalité, voilà ce que je m’attendais à trouver. Je pensais que l’auteur allait jouer avec la lectrice que je suis, m’entraîner dans l’illusion, me perdre dans les méandres de la fiction pour mieux me ramener vers l’élaboration du texte que j’étais en train de lire. 

Or, j’ai été immédiatement irritée par le ton du livre. Fottorino m’a infligé des pages et des pages de formules prétendument brillantes sur l’écriture, qui m’ont paru n’être qu’un épouvantable et long catalogue de lieux communs. Le personnage de Norman Jail, qui a une très haute opinion de lui-même, m’a semblé d’une arrogance insupportable. 
Alors que la littérature est pour moi un objet de passion, donnant lieu à des discussions enflammées, j’ai trouvé ce texte terriblement froid, très impersonnel et, je dois dire, un peu prétentieux et très creux. 
Et lorsque au deux tiers du livre environ, Fottorino embraye sur une intrigue propre à son roman pour se livrer enfin à quelque chose d’un petit peu plus complexe et construit, je ne suis pas rentrée dans son jeu. C’était trop tard, il m’avait laissée à quai...

Je sais, lorsqu’on a vraiment aimé un livre, combien on a à cœur de partager son enthousiasme et que rien n’est plus attristant que de découvrir qu’il a suscité le rejet. Dans un très intéressant billet, Kathel s’interrogeait à juste titre récemment sur les raisons pour lesquelles un livre encensé pouvait provoquer la déception. Je crois en effet, comme elle le dit, que la question de l’attente est déterminante. Peut-être attendais-je trop de ce livre - à la quatrième de couverture remarquablement troussée ! La chute n’en aura été que plus rude... 

Quant à Papillon, avec qui j’ai déjà pu avoir une très jolie causerie littéraire, nous nous sommes promis de nous revoir prochainement pour confronter nos avis. Je me réjouis de la retrouver et je me dis que ce livre aura au moins le mérite de provoquer un échange qui promet, lui, d’être enflammé ! 


Tout comme Papillon, Clara l'a énormément apprécié




dimanche 8 mai 2016

Un printemps 76

Vincent Duluc

Stock, 2016


Une adolescence stéphanoise à l'heure de la gloire des Verts.

Un tel millésime, associé à la photo de l’enfant en pantalon patte d’eph que l’on peut voir sur le bandeau, ne pouvait que retenir mon attention. J’apprécie en effet les récits d’enfance, ces retours sur soi souvent empreints d’une certaine nostalgie qui permettent de mieux comprendre l’adulte qu’on est devenu : sans doute un héritage de mon cher Vallès... Et bien sûr, lorsque l’époque à laquelle se déroule l’histoire coïncide avec celle de ma propre enfance, l’empathie que je suis susceptible de ressentir n’en est que plus vive.

Or voici que cette enfance a pour cadre la ville de Saint-Etienne, ville que l’on imagine aujourd’hui sinistrée par le déclin puis la disparition de ses activités historiques, la passementerie, l’extraction du charbon et la célèbre Manufrance, qui fit autrefois vivre une bonne partie de la population. On garde l’image d’une ville particulièrement marquée par les antagonismes sociaux et les luttes ouvrières et syndicales. Une ville, en un mot, d’où de tout jeunes gens épris de découverte, d’absolu, n’imaginant pas leur vie sans un souffle épique, ne pourraient que vouloir fuir... C’est ce que fit Vallès, natif du Puy-en-Velay, qui passa son enfance à Saint-Etienne lorsque son père enseignant y obtint un poste et qui garda de cette époque un sentiment d’enfermement. C’est ce que fit aussi mon propre père, qui fuit autant sa famille qu’une étouffante bourgeoisie provinciale qu’il honnissait.
C’est dire si cette ville est pour moi forte d’évocation, suscitant toutefois des souvenirs tendres et heureux : ceux liés à mon grand-père, puis, plus tard, à quelques courts séjours que j’y fis avec mon père, au moment de la fête du Livre, lorsque la ville s’anime d’une joyeuse effervescence, pour m’inscrire à l’université où enseignait le spécialiste de Vallès qui dirigeait mes recherches. Une jolie boucle en somme.

Ce détour pour expliquer en quoi ce livre était particulièrement destiné à me toucher.
J’ai aimé retrouver les lieux, les noms, l’atmosphère qu’évoque Duluc. Son portrait de Saint-Etienne est particulièrement incarné, sans doute parce qu’il revient sur une époque très particulière de son histoire : celle où les Verts captaient le regard et le cœur de très nombreux Français, tandis qu’ils emmenaient le pays en finale de la coupe d’Europe de football. 
Ce printemps 76 fut pour le jeune Stéphanois une sorte de parenthèse enchantée, les héros du moment étant presque des membres de sa propre famille, des frères de cœur qu’il pouvait presque approcher. Et leur entraîneur, Roger Rocher, donnait au fameux accent gaga une audience nationale !

Pour le jeune garçon amateur de football, ce moment fut sans doute décisif lorsqu’on sait que l’auteur, Vincent Duluc, devint journaliste sportif, chroniqueur reconnu et auteur d’anthologies du ballon rond. 

C’est tout l’intérêt et la force de ce livre que de nouer un moment très particulier de l’histoire de la ville, lorsqu’elle connut un instant de gloire fugitif, avec celui où l’adolescent se cherchait et trouvait peut-être sa voie.

Duluc raconte tout cela avec tendresse et lucidité, et avec une plume alerte; il possède en outre un joli sens de la formule, qui peut néanmoins parfois se révéler légèrement alambiqué. Mais il fait avec talent le portrait d’une génération et celui d’une ville jadis ouvrière, dotée d’une identité très forte, et qui dut, au tournant des années 1980, faire face à une crise économique et identitaire très forte. Un bel hommage.


C'est Joëlle qui a attiré mon attention sur ce livre 


mardi 3 mai 2016

La figurante

Avraham B. Yehoshua

Grasset, 2016


Traduit de l’hébreu par Jean-Luc Allouche


Un roman qui m'a semblé manquer de densité...

Je connais mal la littérature israélienne. Pour dire vrai, je crois même que c’est la première fois que je lisais un auteur israélien. Paula Jacques a récemment consacré un numéro de «Cosmopolitaine» à ce roman, publié par un éditeur dont j’apprécie souvent les publications ; la quatrième de couv était engageante, puisqu’elle promettait tout à la fois une histoire familiale, un beau personnage de femme et le portrait d’un pays. L’occasion, donc, de faire une belle découverte littéraire et d’aborder ce pays par un biais différent de celui, plus habituel, de la géo-politique.

L’héroïne, Noga, est une harpiste d’une quarantaine d’années jouant au sein de l’Orchestre municipal d’Arnhem, aux Pays-Bas. Sollicitée par son frère, elle revient passer trois mois à Jérusalem pour occuper l’appartement de sa mère, partie séjourner dans une maison de retraite à Tel-Aviv avant de décider si elle souhaite ou non s’y installer définitivement. Noga redécouvre ainsi la ville de son enfance, sa maison, son quartier, où les Juifs orthodoxes sont de plus en plus présents. Pour l’occuper, son frère lui déniche des rôles de figurante, d’où le titre.

Pour être honnête, si j’ai lu facilement ce roman, je ne me suis guère attachée à Noga (qui passe étrangement beaucoup de temps à dormir). Je n’ai pas trouvé les personnages très crédibles, ni l’ex-mari de Noga qui, après plusieurs années de séparation, lui en veut toujours de ne pas lui avoir donné d’enfant, ni Noga elle-même qui s’enflamme à nouveau pour son ex aussitôt qu’elle le voit... Les différentes péripéties du roman m’ont semblé assez artificielles et je n’ai pas vraiment compris où l’auteur voulait en venir.
J’ai en revanche trouvé l’autre aspect du roman assez intéressant, avec la peinture d’une société gagnée par le radicalisme religieux. J’aurais aimé que l’auteur s’éloigne un peu du caractère intimiste de son intrigue pour aller davantage dans cette direction.
La dernière partie du roman emprunte encore une autre voie en explorant le rapport que Noga entretient avec la musique et avec son instrument. Un aspect qui n’est pas inintéressant, mais dont je n’ai pas trouvé évidente l’articulation avec ce qui précédait.

On a pas mal parlé de ce roman dans les médias, mais je ne l’ai pas vu passer sur les blogs. J’aurais pourtant bien aimé pouvoir confronter mon avis à celui d’autres blogueurs, histoire de savoir si c’est moi qui suis passée à côté...