Entretiens

jeudi 6 août 2015

Le royaume



Emmanuel Carrère

POL, 2014


Si je devais qualifier ce livre d'un seul terme, ce serait : hors norme ! 


C’est peu dire que je l’ai adoré. Quand la littérature atteint un tel degré d’audace, de liberté, de sincérité, elle m’enchante! Typiquement le genre de livre qui ne laisse pas indifférent, qui suscite tout sauf la tiédeur. Il y a ceux qui sont emportés, et ceux qui restent sur le bord du chemin. Carrère m’a d’emblée prise par la main et je l’ai suivi avec bonheur au bout de son incroyable voyage.

De quoi est-il question ? Carrère revient sur l’histoire de Jésus et de la naissance du christianisme, telle qu’on peut la découvrir à la lecture des Evangiles et telle que l’ont rapportée, commentée, interprétée différents exégètes au fil des siècles. Un commentaire de plus, alors ?
Non. Quelque chose de très différent au contraire, et de beaucoup plus émouvant. Le récit d’une expérience terriblement intime, et même impudique, à en croire l’auteur qui affirme pouvoir très librement parler de sexe - ce qu’on ne saurait nier -, mais révèle beaucoup plus difficilement la nature de sa foi; la tentative d’approcher au plus près de son être, de ce qui en est l’essence et qui, naturellement, interroge son rapport à l’écriture, son statut d’écrivain.
Car, selon moi, c’est bien Carrère, et non Jésus, Paul ou Luc, qui est au centre de cet écrit.

Le livre s’ouvre sur l’évocation d’un moment de crise dans la vie de l’auteur : il ne pouvait plus écrire. Il n’y arrivait plus. Tourments, difficultés personnelles, angoisse, et au final une question, LA question : quel est le sens de ma vie ? Dans ce moment de désarroi profond, la foi apparut comme la seule réponse, celle qui permettait de s’en remettre à une dimension qui dépasse l’individu et qui permet de se rattacher à une communauté, à une histoire, d’effectuer des gestes et de prononcer des paroles ancestraux qui donnèrent sens à la vie de tant d’autres auparavant...
Mais Carrère veut comprendre, retourner à la source. Il retrace alors le destin de Paul,  l’un des premiers membres de cette religion naissante, et l’un des plus prosélytes aussi. En lisant cette première partie, j’avais la nette impression qu’en retraçant le cheminement de Paul, un Juif qui s’est détourné de la Loi pour rendre compte de la parole et des actes de Jésus, Carrère tentait par là de retracer le chemin qu’il avait lui-même emprunté, devenant presque confit en dévotion pour mieux se convaincre du bien-fondé de sa démarche spirituelle.

Mais cette foi l’a quitté et il n’en éprouve aucun regret. Reste l’interrogation sur ce moment de sa vie. C’est la troisième partie du livre : Carrère s’intéresse cette fois à Luc. Luc, le lettré qui a relaté les actes de Jésus tels qu’il les a entendus de la bouche de son compagnon Paul. Et je ne crois pas beaucoup extrapoler en identifiant Emmanuel Carrère à Luc : «Je suis un écrivain qui cherche à comprendre comment s’y est pris un autre écrivain», dit-il notamment (p.405). Dans cette partie, Carrère s’intéresse particulièrement à la manière dont Luc a pu écrire, s’interrogeant sur le matériau qui lui a permis de le faire. Il ne cesse d’évoquer sa vie en tant que scripteur. En outre, il parle beaucoup à la première personne et, lorsqu’il relate ses journées à Rome, leur déroulement n’est pas très loin de ce qu’il racontait de son propre rythme de vie au cours de la première partie !

En faisant le récit de cette expérience, Carrère referme la boucle. Par l’écriture, il retrouve sa voie, son aspiration profonde, son véritable sacerdoce. Et quelle écriture ! Elle ne se refuse rien, au risque parfois de choquer : sans doute ce que Carrère se permet en termes de comparaisons (sur le communisme, par exemple) ou sa façon de parler de Marie parfois pourra-t-il heurter la sensibilité de certains croyants; son style très direct, proche de la langue orale pour être au plus près de son lecteur et dialoguer avec lui, chagrinera peut-être certains puristes de la littérature.
En ce qui me concerne, j’ai été charmée. J’avais l’impression d’être assise en face de lui et d’être sa confidente. Je l’écoutais me raconter une histoire dont j’avoue être totalement ignorante. Ses comparaisons parfois très osées (l’évocation de Paul couvert de goudron comme les méchants dans Lucky Luke, par exemple) non seulement me faisaient rire par leur incongruité, mais me permettaient de parfaitement percevoir ce qu’il voulait exprimer. En transposant des situations d’hier dans le monde que nous connaissons, il nous rend les choses immédiatement accessibles.
Et puis, surtout, j’ai eu le sentiment d’être invitée à découvrir une personnalité, d’être autorisée à entrer dans le plus profond de son intimité, ce qui me semble être un véritable privilège. Comme Carrère, j’aime savoir à qui j’ai à faire. J’aime ces livres où les auteurs racontent une expérience intime qui les a construits. C’est souvent l’occasion de s’interroger aussi sur soi-même ou, à travers l’expérience d’un individu, de comprendre certains aspects de la société. 
En un mot comme en cent, je me suis régalée du début à la fin. 

J’avais déjà aimé le précédent livre de Carrère, Limonov. Mais aujourd’hui, avec cet extraordinaire récit, je peux dire que je suis à présent totalement... convertie à cet auteur !


20 commentaires:

  1. Pour moi une découverte de l'auteur, et un livre (je n'ose dire roman) dévoré!!!

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    1. Oui, je viens de lire ton commentaire ! Les avis sont partagés. Je suis comme toi, j'ai adoré !

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  2. Un billet enthousiaste et passionnant (et j'adore tes derniers mots) ! J'aime aussi beaucoup quand tu dis, car c'est tellement vrai : "C’est souvent l’occasion de s’interroger aussi sur soi-même ou, à travers l’expérience d’un individu, de comprendre certains aspects de la société."

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    1. Merci Brize ! Et merci pour ton challenge, qui m'a donné l'idée de chiper ce livre dans la bibliothèque de mon cher-et-tendre !

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  3. J'attends patiemment la sortie poche ; j'aime beaucoup ton approche de ce livre et je me suis régalée en écoutant l'auteur un peu partout lorsqu'il est sorti. Il y a d'ailleurs une rediffusion demain matin sur France Culture de son entretien avec Alain Finkielkraut.

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  4. J'ai un excellent souvenir de "D'autres vies que la mienne" aussi essayerai-je de lire celui-ci à l'occasion. Au moins pour voir dans quelle catégorie de lecteurs je vais me ranger.

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  5. Mon avis est plus mitigé que le tien mais je suis contente que tu aies aimé ce livre :-)
    Comme Kathel je te conseille D'autres vies que le mienne qui est un de mes gros coups de coeur
    J'ai très peu de souvenirs de Limonov auquel j'avais peu accroché mais un Roman Russe est plutôt intéressant même si j'ai été dérangée par le manque de pudeur de Carrere surtout quand d'autres personnes sont impliquees

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    1. Il est certain qu'il ne nous cache rien, et c'est un peu perturbant, je le reconnais...
      Ton billet m'a donné envie de lire D'autres vies que la mienne. Son tour viendra !

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  6. Entièrement d'accord avec toi ! Coup de coeur pour moi !

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  7. C'est un livre que je lorgne et dont j'ai déjà discuté avec une amie mais je n'arrive pas à m'attaquer aux pavés en ce moment.
    Ta critique est super intéressante : chapeau !

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    1. Merci beaucoup ! Lorsqu'on fait de belles critiques, c'est que les livres nous ont inspirés... C'est le cas ici ! Je te le recommande vraiment lorsque que tu sentiras le moment venu.

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  8. Moi, je fais un blocage sur l'auteur, et un peu sur le sujet aussi... Mon ton avis si enthousiaste me donne à réfléchir, vu que nous avons beaucoup de goûts communs. Je vais peut-être y jeter en oeil en bibliothèque, pour vois..

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    1. Je serais curieuse d'avoir ton avis. En ce qui concerne le sujet, ne t'arrête pas à ça : c'est son traitement qui fait la valeur de ce livre !

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  9. Mais quel bel article-déclaration d'amour littéraire Delphine. c'est drôle j'avais essentiellement retenu que les aficionados un peu déçus de cet opus, et j'avais un peu oublié que certains lecteurs, s'étaient "convertis" à Carrère après cette lecture. J'avais été tellement déçue de "D'autres vies que la mienne" que j'avais passé mon chemin sur Carrère, mais il n'est pas interdit que je tente celui-là....

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    1. Merci Galéa ! En ce qui me concerne, je n'ai pas encore lu "D'autres vies que la mienne", mais il fait désormais partie de ma PAL !

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  10. Alors moi, c'est un peu le contraire de toi : j'ai adoré les deux romans qui précédaient et ce roman-ci m'a fait prendre un peu de distance par rapport à l'auteur. Mais tu as raison, c'est toujours Carrère qui est au contre de ses livres.

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    1. Même si c'est toujours l'auteur qui est au centre de ses romans, il a l'intérêt et le talent d'écrire des textes toujours différents les uns des autres. C'est ce qui fait sa richesse et aussi, sans doute, la diversité des points de vue à son égard.

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