Entretiens

jeudi 25 mai 2017

Quand sort la recluse

Fred Vargas

Flammarion, 2017



Où l'on retrouve avec plaisir l'univers singulier de Vargas...

Je ne vous apprendrai rien en disant que Fred Vargas possède un style bien à elle et que ses polars ne ressemblent à aucun autre. Et ce n’est pas son dernier opus qui me démentira.

Il me faut toujours un peu de temps pour entrer dans l’univers de Vargas. Comme à chaque fois, je me suis d’abord sentie un peu déconcertée par l’étrangeté des échanges entre les protagonistes, le caractère pour le moins surprenant et peu banal du modus operandi des crimes et la singularité du trait distinctif propre à chaque personnage. On retrouve ici le commissaire Adamsberg et ses énigmatiques associations d’idées, le commandant Danglard et sa légendaire érudition, soutenue par une mémoire hors du commun, la fidèle Retancourt dont l’impressionnante stature n’a d’égale que la finesse d’esprit, ou encore Mercadet, affligé d’hypersomnie, un handicap particulièrement épineux à gérer lorsqu’on exerce la profession de policier...

Mais, justement, avec ses personnages et ses dialogues, Vargas installe une atmosphère par laquelle on est happé presque malgré soi.
Cette fois, Adamsberg enquête sur une étrange affaire de morts par piqûres d’araignées recluses. Une affaire qui n’a au premier abord rien de criminel. Pour l’opinion publique, ces morts seraient plutôt une des conséquences de l’usage intensif de pesticides, qui rendrait ces petites bêtes plus agressives et accroîtrait la toxicité de leur venin. Pourtant, Adamsberg est travaillé par cette histoire, sans que sa brigade comprenne pourquoi. D’autant qu’un spécialiste lui démontre point par point qu’il est strictement impossible qu’une intention humaine puisse se cacher derrière ces décès. 
On n’apprendra que dans les dernières pages du livre pourquoi Adamsberg se montre si préoccupé par ces recluses. Mais avant de nous livrer les clefs de cette énigme, Vargas nous aura offert, outre un tableau très noir de l’humanité, de délicieuses incursions dans l’inconscient des héros de cette singulière intrigue. 
Une toile savamment tissée, qui m'a une fois de plus prise dans ses rets...


Papillon et Brize se sont également laissées prendre...


vendredi 19 mai 2017

L’ordre du jour

Eric Vuillard

Actes Sud, 2017

Prix Goncourt 2017


Une magnifique et percutante rencontre de la littérature et de l'Histoire

L’ordre du jour est le deuxième livre d’Eric Vuillard que je lis et, décidément, c’est un écrivain que j’apprécie. Vraiment. D’abord parce qu’il possède une plume remarquable. En peu de mots - ses textes sont courts - il parvient à planter un décor, brosser le portrait d’un personnage et, surtout, rendre compte d’une situation particulière par le recours à une formule percutante et un registre de langage parfaitement choisi. Et puis, c’est un écrivain qui se situe à la croisée de la littérature et de l’histoire. Et cette rencontre m’apparaît toujours passionnante!
Dans 14 juillet, son précédent ouvrage, Vuillard s’intéressait à la foule anonyme qui, dans un puissant mouvement, avait renversé un régime. L’ordre des choses est presque son antithèse. Ce sont quelques individus, parfaitement identifiés, dont l’Histoire a retenu les noms, qui infléchissent le cours des événements. 

Nous sommes en Allemagne dans les années 30, plus précisément le 20 février 1933, lorsque s’ouvre le récit. Vuillard nous fait entrer dans une salle du palais du président du Reichstag, où se trouvent réunis vingt-quatre des plus grands industriels allemands. Ils attendent l’arrivée du maître des lieux, Hermann Goering, qui précédera celle du chancelier en personne. Par la description de quelques gestes, l’évocation des paroles échangées et le bref rappel de ce qu’incarnent ces hommes, Vuillard en dit bien plus sur la responsabilité de ces derniers dans l’ascension du Führer qu’avec de longues démonstrations.  
Et ils se tiennent là impassibles, comme vingt-quatre machines à calculer aux portes de l’Enfer.
Quelle phrase glaçante ! Elle résume assez le terrible cynisme qui préside à cet instant. Au cours de cette séance, en retour du soutien politique et financier qu’il attend d’eux, Hitler promet en effet à ces capitaines d’industrie la stabilité dont ils ont besoin pour la bonne marche de leur activité. Un investissement qu’ils acceptent en finançant la campagne du chancelier et dont ils se verront grassement remerciés quelques années plus tard lorsque le régime leur fournira par le biais du travail forcé une main-d’œuvre gratuite totalement asservie.

Inutile de s’étendre davantage. Vuillard choisit de faire un saut dans le temps pour s’arrêter sur un autre moment clé : celui de l’annexion de l’Autriche, en 1938. Là encore, l’auteur nous permet d’assister à un entretien singulier, qui se déroule cette fois entre Hitler et le chancelier autrichien, Schuschnigg. On a l’impression d’assister à une pièce de théâtre, tant la gestuelle et les dialogues sont outranciers. On peine à croire que le destin d’un pays, puis du monde, a pu se jouer ainsi. Et pourtant, si lourdes soient les responsabilités qui pèsent sur les épaules d’un chef d’Etat ou de gouvernement, celui-ci reste un homme, avec son tempérament, ses grandeurs et ses faiblesses. Or, Hitler a rapidement pris l’ascendant sur son interlocuteur. Et ce qui devait être un échange diplomatique se transforme vite en une mise sous pression, à laquelle l’Autrichien n’a pas su résister. Incapable de réagir à la véritable agression qu’il subit, il mobilise tous ses efforts pour simplement ne pas s’effondrer : il fume clope sur clope. Oui, comme n’importe quel quidam soumis à la pression et en dépit de la démesure de l’enjeu... Hitler a gagné la partie.

Plus encore que les récits des manuels d’Histoire, celui de Vuillard est terrifiant. Car il n’explique pas, il met en évidence - avec quel talent ! Et ce faisant, il nous permet de percevoir de saisissantes et inquiétantes ressemblances avec des personnages ou des situations beaucoup plus proches de nous. Ce n’est certainement pas fortuit... 


dimanche 14 mai 2017

Deux hommes de bien

Arturo Perez-Reverte

Le Seuil, 2017


Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli


Le Paris des Lumières exploré par Perez-Reverte

Autant annoncer la couleur, j’adore de longue date Arturo Perez-Reverte, qui écrit des livres hautement rocambolesques, aux personnages truculents, riches en rebondissements, avec un ancrage historique solidement documenté. Des romans à la Dumas, en somme, dont l’œuvre était d’ailleurs au cœur de l’un de ses premiers romans, que j’avais à l’époque dévoré avec délices. Autant dire également que dans cet entre-deux-tours qui nous a tétanisés, ce nouvel opus m’apparaissait comme LA lecture idéale pour tenter de m’évader.
Un léger cafouillage dans la distribution de ce livre, qui ne s’est pas trouvé disponible partout à la date annoncée par Busnel himself à La Grande Librairie, ne m’a pas permis de me le procurer aussi vite que je l’escomptais. Mais, armée de mon ordinateur, j’ai pu repérer les quelques librairies qui le détenaient et, avec le concours de mon cher-et-tendre qui n’a pas hésité à traverser Paris à vélo pour aller me le chercher (il sait les contrariétés que peut engendrer chez moi la frustration d’être empêchée de lire un livre), j’ai enfin pu me plonger dedans. Tout ça pour dire à quel point le désir de le lire avait colonisé mon esprit !

Il faut dire que le sujet était séduisant : nous sommes à la veille de la Révolution française, la philosophie des Lumières rayonne, et deux éminents membres de l’Académie royale espagnole sont chargés de se rendre à Paris pour se procurer les 28 tomes de l’édition originale de l’Encyclopédie. Un voyage qui n’est évidemment pas de tout repos, surtout lorsque deux de leurs confrères hostiles à cette mission se sont mis en tête de la faire échouer...
Perez-Reverte nous immerge dans le Paris pré-révolutionnaire avec, je dois le dire, beaucoup de talent. De salons en cafés, d’auberges en librairies, don Hermogenes Molina et l’amiral don Pedro Zarate écument les rues de Paris, guidés par l’un de leurs concitoyens installé dans la capitale française, abbé de son état, mais dont l’esprit apparaît désormais teinté d’une théologie bien plus révolutionnaire que chrétienne...
Perez-Reverte excelle à restituer l’atmosphère qui régnait et les idées qui circulaient alors. Sa galerie de personnages est, comme toujours, parfaitement campée et l’intrigue ne manque pas de sel.

Hélas, trois fois hélas, pourquoi s’est-il mis en tête nous faire entrer dans les coulisses de son récit ? Pourquoi a-t-il voulu nous dévoiler par le détail les ouvrages qu’il a consultés, les spécialistes qu’il a interrogés, les démarches qu’il a effectuées pour élaborer son texte ? Il intervient ainsi constamment en tant qu’auteur pour nous expliquer les raisons qui l’ont conduit à placer l’action à tel endroit, nous préciser qu’il a repris des cours d’escrime pour s’assurer de la crédibilité d’une scène ou nous informer de ses sources bibliographiques. Loin d’apporter une perspective ou une quelconque épaisseur à son roman, ces gloses l’alourdissent considérablement. N’est pas Carrère ou Cercas qui veut. Lorsque l’un ou l’autre se mettent en scène dans leurs œuvres, ils font part d’une expérience existentielle, et apportent une réflexion sur ce qu’est la littérature et le rapport que celle-ci entretient avec la «vraie» vie. Or Perez-Reverte n’est absolument pas dans ce registre. L’auteur et le narrateur ne font jamais corps, et on n’a nul besoin de connaître tout se qui se cache derrière cette belle architecture. Tout se passe comme si alors qu’on écouterait une symphonie, le chef d’orchestre interrompait régulièrement les musiciens pour expliquer quel instrument allait se faire entendre et ce qui présidait à ce choix. Ce serait tout bonnement inaudible... J’avoue qu’en dépit de mon ardent désir de retrouver Perez-Reverte, j’ai eu toutes les peines du monde à m’attacher à ses deux académiciens. Fort heureusement, l’auteur a finalement consenti à se mettre plus en retrait dans la seconde partie de son roman, ce qui m’a enfin permis de goûter davantage mon plaisir !

Gageons qu’il s’agissait là d’une expérience, ou d’une coquetterie de la part de l’auteur, qui reviendra, espérons-le, dès son prochain livre à sa manière plus habituelle - et certes plus classique - mais dans laquelle il s’illustre avec tant de talent. Nul doute que je me précipiterai alors de nouveau chez mon libraire !

mardi 2 mai 2017

La fin de l’histoire

Luis Sepulveda

Métailié, 2017


Traduit de l’espagnol (Chili) par David Fauquemberg


"La littérature raconte ce que l'histoire officielle dissimule."
Luis Sepulveda 

Je l’ai dit ailleurs, pas moyen de rédiger un billet sur mes lectures depuis ce funeste dimanche 23 avril. Je me sens absolument incapable de dire quoi que ce soit d’intéressant sur Les filles au lion, de Jessie Burton, ou Trop de lumière, de Marinette Levy. Tant pis...
Si j’ai choisi néanmoins d’essayer de parler du dernier roman de Sepulveda, c’est qu’il est un nouveau et parfait témoignage des atrocités qu’engendre une dictature. Celle du Chili était militaire, mais on sait très bien que les régimes autoritaires et liberticides peuvent aussi surgir des urnes...

Entre Russie et Chili, Sepulveda explore les liens qui existèrent entre les descendants de certains cosaques qui défendirent le tsar en 1917 et les partisans de Pinochet. Sous la Seconde Guerre mondiale, les premiers rallièrent les régiments SS, puis, plus tard, servirent de mercenaires aux partisans de la junte. 
Dans son roman, Sepulveda met en scène Juan Belmonte, un ancien opposant au régime de Pinochet. Sa compagne, Veronica, n’est jamais sortie du silence dans lequel elle s’était réfugiée pour ne pas livrer d’information sur Belmonte lorsque ses bourreaux la torturèrent. Bien que Belmonte mène désormais avec elle une vie calme, en retrait du monde, il est contacté par les services secrets russes pour retrouver quelques-uns de ces cosaques, bien décidés à aider leur ancien chef à s’évader de la prison où il a été condamné à finir ses jours pour les faits de torture dont il se rendit coupable sous le régime de Pinochet.

Les liens qui unissent les différents personnages et le rôle qu’ils jouèrent dans le passé nous sont peu à peu dévoilés par le jeu d’une alternance de chapitres qui nous emmènent à différentes époques de la Russie au Chili. Sans jamais s’attarder, en quelques mots savamment pesés et distillés, Sepulveda évoque l’horreur, la peur et la douleur, les alliances et les trahisons.

C’est un texte très maîtrisé, très fort, nécessaire, auquel j’ai conscience de rendre bien mal justice, l’ayant lu dans un moment de profonde inquiétude. Ce sont pourtant les livres qui nous éclairent et qui devraient nous permettre de reconnaître les faux-semblants pour ne pas sombrer à nouveau dans l’horreur.