Leïla Slimani
Gallimard, 2016
Prix Goncourt 2016
Mortelle, la nounou !
Est-il bien utile de rappeler le sujet de ce roman, qui occupe le devant de la scène médiatique et tourne tant sur les blogs? Je dirais simplement que j’étais au départ absolument réfractaire à sa lecture, tant l’idée d’une nounou qui assassine les enfants dont elle a la garde me révulsait. Certes, mes fils ont grandi, mais j’ai encore une babysitter - charmante (!) - pour le plus jeune d’entre eux...
L’enthousiasme général aidant, lorsque j’ai eu l’occasion de me le faire prêter, la curiosité l’a emporté. C’est néanmoins en retenant mon souffle, prête à refermer très vite le livre, que j’ai attaqué les premières phrases : « Le bébé est mort. Il n’a pas souffert. » Une scène de deux pages, qu’on lit en apnée. Mais une scène racontée à travers le regard clinique de la police. Pas de gros plan sur la mère en état de choc, pas d’étalage de gestes violents, pas de hurlements. Deux pages factuelles, puis le flashback : le recrutement de la nounou.
Tout le livre va alors s’attacher à relater les mois qui ont précédé, à présenter la nature du lien qui se construit entre la nounou, les parents et les enfants, tout ce qui va conduire Louise à commettre le geste effroyable. C’est ce que j’ai apprécié : Leïla Slimani ne se complaît pas dans la narration d’un fait divers sordide. Elle tente une approche à la fois psychologique et sociologique de l’événement. D’aucuns ont pu convoquer Les Bonnes pour regretter que Leïla Slimani n’aille pas aussi loin que Genet dans l’analyse de la domination de classe. Il me semble toutefois que cet aspect est bien présent et que l’auteur insiste sur les difficultés financières et la dépendance économique de la nounou à l’égard de ses employeurs. Elle n’escamote pas toutefois la dimension affective qui intervient fatalement de par la place que tient ce type d’employée au sein d’une famille et qui brouille dangereusement les choses.
Car il y a beaucoup d’ambivalence : les parents - la mère en particulier - souhaitent que s’instaure un lien fort entre leurs enfants et la personne qui est à leurs côtés jour après jour ; mais ils craignent qu’elle prenne leur place. Ils sont heureux de pouvoir s’appuyer sur elle lorsque leurs enfants les étouffent ; mais elle doit savoir s’effacer lorsqu’ils se sentent disponibles pour leur progéniture. Ces employées doivent aimer les petits, mais pas trop s’investir, car le cordon se coupera tôt ou tard brutalement. Quant aux femmes, comme le souligne Leïla Slimani, elles sont soumises à la tension permanente que suscite leur désir de réussir sur tous les fronts - cela paraît un poncif, mais c’est pourtant bien une réalité - être une professionnelle accomplie, une mère toujours attentive et une amante épanouie, sans jamais négliger la gestion domestique...
Leïla Slimani rend assez bien compte de tout ce qui se joue de part et d’autre. Et on comprend, tout en le redoutant, comment Louise en vient à tuer les petits: pour conserver un rôle et une place que nul ne lui a jusqu’alors accordée et qu’elle croyait avoir enfin conquise. Car, évidemment, la domination de classe ne suffit pas à expliquer ce geste qu’elle commet dans un accès de désespoir qui l’entraîne au bord du gouffre. Leïla Slimani montre très habilement la manière dont la perception de Louise se distord peu à peu pour construire mentalement le monde qui lui convient. Jusqu’au point de rupture.
Et si on peut regretter qu’elle appuie un peu trop sur la condition et l’histoire misérable de Louise, comme j’ai pu le lire ici ou là, il me semble qu’il fallait tout de même, pour rendre l’histoire crédible, dessiner les contours d’un personnage un peu hors normes : qu'on se rassure, toutes les nounous ne se séparent pas de la famille qui les emploie en provoquant un bain de sang !