dimanche 13 septembre 2020

Yoga

Emmanuel Carrère
POL, 2020



Il ne faudrait jamais avoir à refermer un livre de Carrère. Ne jamais connaître ce moment redouté vers lequel je me suis pourtant acheminée avec avidité où il faut le quitter sans savoir combien de temps durera la séparation.


Car lorsqu’on entre dans un livre de Carrère, il ne s'agit pas de se laisser entraîner dans une histoire, de côtoyer des personnages auxquels on s’attacherait, de s’immerger dans un univers. Non. Ouvrir un livre de Carrère, c’est faire une expérience hors norme. C’est pénétrer au plus intime d’un individu, être admis à observer un psychisme d’une façon qu’il est impossible de scruter même le sien propre. Il nous offre une mise à nu qui, bien sûr, ne manque pas de nous renvoyer à nos propres questionnements, à nos propres angoisses, à nos propres failles…  


Ecrire « un petit livre souriant et subtil sur le yoga », discipline qu’il pratique quotidiennement depuis plusieurs décennies, tel était le projet initial de l’écrivain. Une antienne qui rythme le récit, venant constamment rappeler non sans malice combien les projets d’un individu peuvent être contrariés par les événements, mais surtout par sa propension à suivre un chemin différent de celui qu’il prétendait vouloir emprunter. Et ce sont ces bifurcations, ces embranchements, cet entrelacs de fausses routes et parfois d’impasses que l’auteur nous invite à prendre avec lui.

 

Le yoga et la méditation n’en restent pas moins le fil conducteur de ce récit. Appréhendés comme une manière d’être au monde, ils doivent conduire, à partir d’un recentrage sur soi, de l’attention portée au moindre flux de circulation au sein de son corps, à une plénitude permettant de se détacher de toute forme de contingence sociale et affective. Mais ce faisant, ne risquent-ils pas de finir par apparaître comme une forme ultime d’égocentrisme qui nous priverait in fine de notre humanité ? Ainsi le yin et le yang, principe suprême d’ordonnancement de toute chose poussé à son paroxysme, engendrerait-il une nouvelle forme d’impossibilité d’être au monde ? 

La quadrature du cercle… Et l’abîme sans fond pour notre écrivain qui devra passer par une phase d’hospitalisation assortie de séances d’électrochocs et de traitements chimiques pour entrevoir une issue.


Je m’en voudrais pourtant de vous laisser croire que ce récit est plombant (mais si vous connaissez Carrère, vous savez déjà qu’il n’en est rien) ! C’est tout le talent de l’écrivain que d’évoquer les aspects les plus noirs de l’existence et les plus complexes du psychisme avec une fluidité, une légèreté et un humour véritablement jubilatoires. Son écriture précise, qui ne recule ni devant les termes soutenus ni devant les plus triviaux, parvient à rendre compte de toutes les nuances de ce qu’il ressent, mêlant les détails les plus futiles aux événements les plus importants, tous constitutifs d’une personnalité. Enfin, comble de l’élégance, il prend congé sur une note optimiste et lumineuse, ce qui nous permet de refermer le livre avec certes une pointe de déchirement, mais oriente aussi notre regard vers un horizon dégagé qui ne nous donne qu’un seul désir : le retrouver le plus vite possible pour partager à nouveau avec lui des expériences de dimension à la fois très personnelle et universelle.


Merci Monsieur Carrère.
















29 commentaires:

  1. Quelle belle chronique Delphine ! Et je partage entièrement ce que tu dis de l'écriture d'Emmanuel Carrère. Moi qui n'aime pas l'autofiction, j'adore ses livres parce que justement ça n'en est pas. Ils ont une réflexion qui tendent toujours à l'universel. Et il a une écriture jubilatoire. J'étais moins tentée par celui-ci parce que le yoga et moi ça fait deux mais maintenant, je pourrais changer d'avis.

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    1. Comme je le dis souvent, quel que soit le sujet, ce qui compte c'est la manière dont il est traité. Si tu aimes le style et l'approche littéraire de Carrère, tu devrais aussi aimer ce livre-là :-)

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  2. Quel billet ! Je n'ai lu que "L'adversaire" et "D'autres vie que la mienne" de cet auteur, très différents (je pense que L'adversaire est un peu à part dans son oeuvre, dénue de la dimension intime que tu évoques ici), et j'avoue que je suis peu tentée par ses autres titres, bien qu'ayant apprécié ces deux lectures. Je crains justement des récits trop personnels et qui du coup me laisseraient "en-dehors", mais c'est une crainte injustifiée si j'en crois ton billet ..

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    1. En parlant de lui, de son expérience intime, Carrère nous parle de nous. Mais il est évidemment beaucoup plus facile d'observer son voisin que soi-même ! Surtout qu'il le fait sans fausse pudeur et en toute sincérité. J'adore !

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  3. Je suis aussi une inconditionnelle de l'auteur. J'ai voulu l'acheter hier mais le libraire de mon village avait vendu le dernier. Brrr ! Je vais le trouver la semaine prochaine en ville. J'ai hâte de commencer l'aventure...

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    1. Oui, je crois que c'est le carton de la rentrée et, pour le coup, je trouve ça tout à fait justifié :-)

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  4. Je pense le lire, en espérant qu'il soit plutôt dans la veine de "D'autres vies que la mienne" (adoré) que du "Royaume" qui m'avait perdu en route...

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    1. Ah oui... alors moi Le Royaume a été une véritable révélation. Bon, le seul moyen de savoir, c'est de le lire ;-)

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  5. Clairement une lecture addictive . Néanmoins j'ai trouvé le récit assez mal articulé et cela m’a gênée. On ne comprend pas l’arrivée dans la dépression, par exemple. Probablement parce qu’il saute l’épisode de rupture, qu’on aimerait tant lire pourtant...mais après les excès d’indiscrétion du Roman Russe, on imagine qu’il s’est fait sérieusement chapitrer par son entourage !! et que son ex femme a dû être très claire sur le silence qu’il devrait s’imposer sur la suite (après « D’autres vies... ») et fin de leur histoire s’il ne voulait pas d’ennuis avec elle. Et par respect pour leur fille. Du coup il y a là un abime que rien ne vient combler. Et c’est préjudiciable au récit.
    Ensuite, on sait bien qu’ E.C est d’une impudeur extrêmement honnête, ou d’une honnêteté totalement impudique en ce qui le concerne, mais le côté «  ce n’était que Bernard Maris qui était mort, j’étais soulagé » m’a beaucoup choquée . Aucunes réflexions sur cette tuerie , sur l’état d’esprit qu’elle a engendré en France dans les semaines qui ont suivi, cela m’a paru monstrueux d’égocentrisme... Certes nous sommes tous construits autour de notre nombril, mais quand même !
    Je prendrai peut-être le temps de relire ce bouquin, car dévoré et peut-être survolé, mais je l’ai trouvé beaucoup moins puissant que la plupart des opus précédents ( je crois avoir tout lu de Carrère sauf Limonov) et il me laisse un sentiment extrêmement mitigé

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    1. Oh là là, un commentaire qui en appelle plein d'autres, il faudrait vraiment qu'on se refasse un dej à Vincennes ! :-)
      Alors, effectivement, je l'ai entendu sur France Inter dire qu'il avait appris à épargner ses proches (ou ceux qui l'avaient été) et que s'il ne cachait rien de ce qui les concernait, il évitait désormais de dévoiler la vie d'autrui.
      Mais ce silence ne m'a pour ma part pas gênée : qu'importe la raison, me semble-t-il, car ce que je comprends de ce dont il témoigne, c'est qu'il est malade (diagnostic de bipolarité), ce qui le conduit inévitablement (du moins en l'absence de traitement) à des épisodes de dépression aiguë.
      Enfin, je comprends ce que tu dis de Bernard Maris et, surtout sorti ainsi du contexte, cela peut apparaître choquant. Mais, je crois que n'importe qui aurait réagi de la même façon alors qu'il sait qu'on est sur le point de lui apprendre une nouvelle dramatique. "Ce n'était que Bernard Maris", signifiait "ce n'était pas un de mes enfants" ou ma femme/mon conjoint, ou mon père/ma mère qui sont évidemment les premières personnes dont on redoute d'apprendre le pire... C'est juste que Carrère n'a pas de filtre lorsqu'il écrit. Ou pas les mêmes que la plupart d'entre nous, car il en a certainement...
      Pour ma part, mais bon je pense - et j'espère - que ça se sent dans le billet, j'ai été scotchée par ce texte ! :-)

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    2. Quand tu veux le déjeuner à Vincennes ! Chère delphine
      (J’ai -hélas- beaucoup de temps libre devant moi... 😏)

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    3. Aïe, c'est vrai que les spectacles et concerts n'ont pas vraiment repris :-( Contrairement à la lecture qui semble repartie de plus belle : dans l'édition, nous ne chômons pas... On se trouvera un moment, même si entre boulot et enfants - dont un qui passe le bac cette année (entre réforme et covid, c'est que du bonheur !). Bises et bon courage à toi.

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  6. On sent tout l'amour que tu portes à cet auteur, c'est beau :-)
    Je me suis toujours sentie très éloignée de son univers alors je n'ai pas fait grand chose pour m'en rapprocher... Si, j'ai lu D'autres vies que la mienne (poignant).

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    1. Cela ne me surprend guère de ta part. Mais tu vois, tu dis toi-même que le seul livre que tu as lu de lui est loin de t'avoir laissée insensible...
      Nous avons chacune nos passions inconditionnelles ;-)

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  7. Moi qui ne l'ai jamais lu, et n'en ai jamais eu envie jusqu'ici, je suis très tentée par ce roman. Je l'ai entendu en parler avec beaucoup d'intelligence dans plusieurs émissions et me suis dit que ce serait dommage de passer à côté...
    (Je note que tu n'as pas chroniqué le Reinhardt, est-ce à dire que tu ne l'as pas aimé ?)
    (Et je peste encore contre ton blog qui m'empêche de laisser des commentaires depuis mon téléphone !)

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    1. Qu'on l'aime ou pas, ou plutôt qu'on aime ses textes ou pas, c'est quelqu'un en effet d'intéressant qui vaut le coup qu'on s'y arrête.
      Et, en ce qui concerne le dernier Reinhardt, je t'avoue qu'en effet j'ai essayé de persévérer mais j'avais vraiment l'impression de tourner à vide et j'ai fini par abandonner définitivement... Désolée...
      Pour le reste, Internet et les technologies restent pour moi un mystère insondable. Pendant plusieurs jours cet été, je ne pouvais plus commenter ni chez toi ni chez Nicole (je crois que vous êtes sur la même plateforme), j'ai essayé en vain d'y remédier en y passant des heures, et soudain tout est revenu à la normale, aussi mystérieusement que le problème était apparu...

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  8. CEtte chronique est magnifique. J'ai un peu peur que ce ne soit pas pour moi... mais peut-être allez-vous réussir à me convaincre.

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    1. Merci Karine !
      Je crois avoir tout dit dans ma chronique. Pour moi c'est un grand écrivain, qui aide son lecteur à clarifier ses propres interrogations, son propre rapport au monde.
      Après, je peux comprendre que ce ne soit pas cela qu'on recherche en littérature. Mais si ce type de démarche vous intéresse, alors je pense qu'il ne faut pas hésiter. :-)

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  9. Le royaume m'était tombé des mains. Mais celui-ci me tente plus.

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  10. cela me rappelle que je n'ai toujours pas lu "Le royaume" celui-ci me tente et encore plus en ayant lu ta chronique :-)

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  11. Ton billet était annoncé sur Facebook (ce matin pour moi), qui ne m'a pas autorisée à y aller de là. Bref, Facebook.
    Ton billet est excellent, tu connais mieux l'auteur que moi. Même si je suis moins enthousiaste. je t'invite à écouter la rencontre Carrière / Finkelkraut sur FC ce samedi matin 12. Quel plaisir!

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    1. Je ne sais pas ce qui s'est passé, ton commentaire n'est pas remonté dans mes mails. Du coup, je viens juste de tomber dessus par hasard ! Bref, Internet et ses mystères !
      En tout cas merci pour tes mots. Je n'ai pas tant lu de livres de lui que ça. Mais ceux que j'ai lus m'ont vraiment touchée et passionnée. Et merci pour l'info, je vais écouter le podcast que tu m'indiques :-)

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  12. Bon tu m'as convaincue... Mais vraiment ! De lui j'ai profondément aimé D'autres vies que la mienne que j'ai lu et relub( en pleurant les deux fois).

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  13. Jamais lu Carrère.. c'est mal, hein ?!

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    1. QUOI ????
      Va falloir y remédier, et plus vite que ça si tu veux qu'on reste amis
      :-D

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  14. Fin août 2020, je lisais "Yoga" d' Emmanuel Carrère.
    “Il ne faudrait jamais avoir à refermer un livre de Carrère. Ne jamais connaître ce moment redouté vers lequel je me suis pourtant acheminée avec avidité où il faut le quitter sans savoir combien de temps durera la séparation.” écrit à juste titre Delphine.

    Oui, Mior, une lecture addictive !
    Décembre 2020, je n'arrive toujours pas me séparer du livre : il est toujours en évidence sur la petite table du salon. Je le reprends très souvent pour relire à voix haute certains passages.

    Ce livre a une résonance très particulière dans l'histoire de ma vie.
    Pendant que je lisais Carrère, je vivais une liaison cachée, secrète.
    Je ne voulais pas entendre ce proverbe si cruellement vrai : « Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison. » écrit Emmanuel Carrère (page 183)

    Mon couple a failli chavirer, couler.
    J'étais au bord du trou noir de la dépression.

    Un autre Emmanuel ...

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