vendredi 25 novembre 2016

Manèges

Laura Alcoba

Folio 2015 (première édition Gallimard 2007)



La dictature à hauteur d'enfant.

Après le très beau Bleu des abeilles, sorti en 2013, je m’étais promis de lire d’autres œuvres de Laura Alcoba. Le temps a passé, d’autres désirs de lecture ont surgi... 
En découvrant, il y a quelques jours, que l’auteur s’apprêtait à sortir en janvier un nouveau titre qui serait en quelque sorte la suite de son précédent titre, je me suis dit qu’il me fallait à tout prix lire Manèges, qui en était le prélude, puisque l’auteur y narrait la période qui précède l’exil, lorsque ses parents vivaient dans la clandestinité.  

Nous sommes donc en Argentine, en 1975. La petite Laura a sept ans. Elle évoque sa nouvelle maison, qu’elle confronte à celle qui peuplait sa jeune imagination : « une maison avec des tuiles rouges, un jardin, une balançoire et un chien ». Le rêve d’une petite fille ordinaire, en somme. Mais celui-ci s’est très vite fracassé contre la réalité. Dans cette maison, on ne fera guère de gâteaux le dimanche et il n’y aura jamais de dîner quotidien en famille : le père de Laura est rapidement arrêté par les hommes de l’Alianza Anticomunista Argentina et sa mère doit désormais se cacher. 
Il faut apprendre à se taire, car la moindre parole peut coûter la vie. La petite fille l’a très vite compris. Elle sait qu’il ne faut rien révéler de la trappe du plafond qui renferme des journaux interdits. Elle ne dira rien, «même si on venait à [lui] faire mal. Même si on [lui] tordait le bras ou qu’on [la] brûlait avec un fer à repasser. Même si on [lui] plantait de tout petits clous dans les genoux.» Elle pressent qu’il serait bien plus douloureux encore de voir capturer ses parents ou, pire, les voir se faire assassiner par la faute d’une parole innocemment prononcée...
C’est en retrouvant ses mots et ses pensées d’enfant que Laura Alcoba restitue le climat de la dictature : la peur, la méfiance, la violence omniprésents. C’est un récit bref, très sobre, qui tire sa force du point de vue que l’auteur a choisi d’adopter. Ici, pas d’insoutenables scènes de torture ni de restitution d’événements historiques ou d’apologie des opposants au pouvoir en place. Seulement l’inhumanité d’un régime qui oblige une petite fille à se rendre en prison pour voir son père, qui l’empêche de reconnaître sa mère, grimée pour ne pas être arrêtée à son tour, qui la contraint enfin à apprendre à vivre dans le mensonge et le silence pour ne pas mettre ceux qu’elle aime en danger.

C’est un livre extrêmement saisissant et chargé d’émotion, qui ne peut qu’épouvanter le lecteur. Je ne suis guère surprise qu’il ait reçu un accueil retentissant en Argentine, lorsqu’il y fut traduit en 2008, ainsi que j’ai pu l’apprendre de la bouche même de l’auteur, lors d’une récente rencontre avec Elsa Osorio, autre talentueuse auteure native du même pays. Sans doute plus d’un Argentin y a-t-il trouvé un écho à sa propre histoire ou à celle de sa famille. 

Enfin, après le cruel silence, des mots pouvaient être mis sur la peur et la douleur ; la parole commençait à se libérer et à reprendre ses droits. Laura Alcoba en fait un bien bel usage. Aussi est-ce avec une certaine impatience que j’attends à présent de pouvoir lire La danse de l’araignée.




J'ai eu la chance de rencontrer Laura Alcoba. Découvrez notre entretien ici

17 commentaires:

  1. Une lecture quasi-indispensable. C'est noté.

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  2. J'avais beaucoup aimé "Manèges". J'ai vu qu'elle sortait un nouveau livre en janvier, je vais peut-être me laisser tenter.

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    1. Je suis sûre qu'il sera très bon !
      Tu devrais lire Le bleu des abeilles aussi.

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  3. ça a l'air d'être du très lourd ! ça me fait penser à Eugenia Almeida,... encore une femme argentine !
    http://doucettement.over-blog.com/2016/11/l-echange-d-eugenia-almeida.html

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    1. Ce n'est pas du tout le même style. Evidemment, toutes les deux parlent de l'Argentine et de son histoire. Mais dans L'échange, qui est le seul livre d'Eugenia Almeida que j'aie lu, celle-ci parle de l'après-dictature. Et elle le fait dans un style qui installe une atmosphère très étouffante. Dans Manèges, c'est une petite fille qui parle. Donc c'est forcément très différent. Mais je dirais que les deux livres sont complémentaires et méritent d'être lus, surtout si tu t'intéresses à ce pays et à son histoire.

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  4. j'aime beaucoup cette auteure, mais je n'ai pas encore lu celui là!

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    1. Une bonne idée de lecture, alors, avant l'arrivée de son nouveau titre ;-)

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  5. J'ai un très bon souvenir du "Bleu des abeilles", je retrouverai volontiers cette auteure avec ce roman, ou avec le suivant !

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  6. Je ne connais pas l'auteure mais le thème m'intéresse beaucoup !

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    1. Je l'ai découverte avec Le bleu des abeilles, qui m'avait profondément touchée. Je suis sûre que tout ce qu'elle y dit de son rapport à la langue t'intéresserait ! Je serais ravie que tu la découvres, car c'est vraiment un écrivain d'une grande sincérité et de grand talent !

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  7. J'avais déjà noté "Bleu des abeilles" et le roman d'Elsa Osorio m'a été suggéré après la lecture de La garçonnière d'Hélène Gremillon qui m'a chamboulée.

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    1. Pour ma part, je trouve les romans d'Elsa Osorio et de Laura Alcoba bien supérieur à celui d'Hélène Grémillon qui m'avait semblé un peu artificiel. En tout cas, quelques années après la lecture des uns et des autres - et en ce qui concerne Luz ou le temps sauvage qui remonte quand même à 2000, je crois - je garde un souvenir très fort de Luz et du Bleu, alors que celui de la garçonnière est beaucoup plus flou…

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  8. Je ne connais pas du tout mais je me le note tout de suite, ton article a éveillé ma curiosité et connaissant peu l'histoire de l'Argentine je ne peux que m'y intéresser.

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    1. J'en suis ravie ! J'espère que tu apprécieras cette auteure autant que moi !
      Bonne lecture

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  9. Il m'intéresse vraiment, ce roman. Je m'intéresse de plus en plus à la littérature argentine... Une question: est-ce la petite fille qui est la narratrice tout du long? Et, si oui, sa voix sonne juste? C'est souvent casse-gueule les voix d'enfant...

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    1. Oui, c'est l'enfant qui parle, mais cela sonne très juste. Et crois moi, j'en ai lu d'autres des romans à hauteur d'enfant. Et je confirme : c'est casse-gueule !

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