samedi 19 décembre 2015

Profession du père


Sorj Chalandon

Grasset, 2015

Prix du Style 2015
☀ ☀

Une écriture délicate et sensible pour revenir sur une enfance douloureuse

Cela faisait un petit moment que je lui tournais autour, à ce livre-là...
Le récit d’une enfance douloureuse avec la voix et les mots retrouvés du petit garçon lui-même... voilà qui ne pouvait manquer de m’évoquer quelque chose.
Et en effet, dès les tout premiers mots, ce texte m’a aussitôt rappelé le ton de L’Enfant de Jules Vallès, qui est pour moi un texte fondateur, puisque sa lecture marque ma rencontre avec l’écrivain auquel j’allais consacrer plusieurs années d’études. Autant dire que cela a été plus qu’un choc littéraire, un véritable coup de foudre.

Forcément, se trouver placé sous un tel patronage n’était pas des plus évidents... Et j’avoue n’avoir pas été immédiatement conquise, tant les mots et le style singulier de l’illustre écrivain me revenaient en mémoire, avec leur force inégalable.
Pourtant, Chalandon a peu à peu réussi à imposer sa propre voix. 

Si l’on commence par être irrité par le comportement du père, qui apparaît tout d’abord pitoyable avec les invraisemblables récits qu’il sert sans cesse à son fils et à sa femme, on est vite gagné par un sentiment de révolte. 
En effet cet insatiable besoin de se placer au premier plan et de s’attribuer un rôle capital à la moindre occasion ne fait qu’accentuer le caractère effroyablement étroit de la vie de cet homme, qui ne dépasse jamais le cadre de son trois-pièces et des quelques individus qui gravitent autour de lui - garagiste, coiffeur ou professeur de judo de son fils. Cette manie serait risible si elle ne s’accompagnait d’une extrême violence dont femme et enfant sont les premières - et seules - victimes. En découvrant la manière dont cet homme  martyrise son enfant et l’écrase psychologiquement, on ne peut qu’être animé par un sentiment de colère. Une colère d’autant plus grande qu’on souhaiterait voir la mère réagir et défendre son fils. Mais, sous l’emprise elle-même de son mari, elle en est totalement incapable. 

La force de ce roman est d’avoir dépeint cette pathologie à travers le regard du petit Emile. On en perçoit en effet d’autant plus le caractère dévastateur et dangereux. Mais il  permet surtout de poser un regard candide sur le personnage et d’éviter ainsi, de la part du narrateur, toute forme de jugement. Car, au final, c’est bien l’histoire d’une maladie qui nous est comptée. Il me semble que le véritable personnage principal de ce roman n’est pas Emile, mais bien son père, et c’est là sans doute que Profession du père se distingue de L’Enfant de Vallès. Là où le récit de l’enfance du petit Jacques n’était que la première étape de la construction d’un individu qui allait se dresser contre toute forme d’autorité - celle du père dans L’Enfant, du système éducatif dans Le Bachelier, puis de l’Etat dans L’Insurgé - Emile réussit quant à lui à se libérer de la tutelle paternelle - une libération qui se matérialise dans une scène qui est un véritable morceau de bravoure - pour s’intégrer harmonieusement à la société et fonder à son tour une famille. 
Dès lors, le style évolue, et l’enfant devenu adulte pose un regard plus distancié sur son père, un regard étonnamment pourvu d’une certaine forme de tendresse et d’indulgence. L’enjeu n’est plus la préservation de l’intégrité physique et mentale du fils, mais de celle du père. 
Une histoire qui n’appelle a priori pas de suite, puisqu’elle se clôt avec le décès du père (je ne révèle rien, elle nous est annoncée dès le premier chapitre !) et sur un ultime et savoureux pied de nez du destin, qui résume assez à lui seul la volonté de ne pas laisser place à la rancœur... 


Eva a également été sous le charme, de même que Tynn

39 commentaires:

  1. J'ai justement sorti "L'Enfant" de mes étagères en vue d'une relecture. Qui sera quasi une lecture parce que la première date d'il y a très longtemps et je ne m'en souviens plus.
    Parmi mes projets 2016, il y a donc relire, ou bien arriver à bout de certains textes qui m'ont résisté jadis et que je voudrais reprendre ("Le roi des Aulnes" par exemple).

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    1. Quelle excellente idée, Sandrine !
      Une belle année en perspective, donc ;-)

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    2. Oui, il y aussi "La reine Margot" dans mes envies de relecture, moins oublié car je l'ai lu plus récemment. J'espère pouvoir me décider vraiment à retourner vers ses oeuvres importantes...

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    3. Aaaah Dumas ! Celui-ci, je l'ai lu - et non relu - il n'y a pas si longtemps, trois ou quatre ans je dirais.
      Un bon petit classique, valeur sûre, ça fait du bien de temps en temps!

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  2. Un livre qui m'a beaucoup touchée - avec une ambiance d'enfermement vraiment marquante. Le personnage du père est aussi immonde qu'il est réussi au niveau littéraire.

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    1. C'est vrai qu'on a parfois envie de respirer et de sortir les personnages de cet étouffant huis-clos.

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  3. Un livre marquant toujours superbement écrit.

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  4. j'ai aimé également, un très beau texte!

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  5. Toujours pas lu Chalandon, je dois être une des rares...

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  6. J'hésite devant ce livre ; Brize a émis des réserves dont je pense qu'elles seraient les miennes. Je le prendrai à la bibliothèque pour voir. https://surmesbrizees.wordpress.com/2015/10/05/profession-du-pere-sorj-chalandon/

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    1. Je viens d'aller voir, merci pour ton lien Aifelle, j'avais raté ce billet !
      Alors, je ne partage pas du tout son point de vue ! En effet, le récit est d'une grande violence et provoque colère et indignation. Mais je n'ai rien trouvé d'invraisemblable. Je crois que cet enfant recherche à tout prix l'amour de ses parents, jusqu'au bout et malgré les maltraitantes. Et il me semble que malgré ce que dit Brize, l'enfant se révolte, dans une très belle scène d'ailleurs, qui souligne la faiblesse du père. Je crois que si l'enfant met du temps à accepter que son père est mythomane, il réalise assez simultanément qu'il est malade. D'où peut-être sa propension à lui pardonner.
      Quant à la mère, je ne crois pas qu'elle soit aveugle. Je crois simplement qu'elle est dominée par cet époux, qu'elle craint sa violence et qu'elle rentre dans son jeu pour éviter tout risque. "Je ne veux pas de problème" et "Tu sais comment est ton père" sont ses leitmotiv.
      Bon, il ne te reste plus qu'à te faire ta propre idée ;-)

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  7. Je viens de le lire, je l'ai terminée agacée, comme Brize, au fur et à mesure que le fils grandissait, je trouvais invraisemblable qu'il ne quitte pas tout bonnement ses parents. Sa mère aussi, elle travaillait, elle n'était pas obligée de rester. Quoiqu'à la fin on se demande si elle n'aimait pas cette maltraitance par procuration.
    Surtout, je me suis demandé l'intérêt, au-delà de qualités littéraires évidentes, d'un tel "roman". Le goût actuel pour le vécu y trouve son compte, ce n'est pas le mien.

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    1. Pour le coup, je l'ai vraiment lu comme un roman, sans m'interroger sur la part de réel qu'il pouvait renfermer.
      Je crois que ce que j'ai trouvé intéressant, c'est de voir jusqu'où un enfant peut suivre ses parents. C'est aussi la manière dont l'enfant s'interroge, car il le fait et d'une manière tout à fait étonnante en reproduisant sur son ami ce qu'il vit avec son père. Il est tout à fait étonnant de voir comment ce petit garçon répercute les mensonges de son père auprès de son ami en croyant qu'il va les rejeter. Et si le camarade ne le fait pas, ça le conforte, d'une certaine manière, dans sa propre position...
      Et puis, on voit finalement que c'est l'art - la littérature peut-être en ce qui concerne l'auteur - qui l'a sauvé et lui a permis de ne pas reproduire la violence dont il a été victime.

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    2. Ta manière de voir ce roman, sur la reproduction par Emile, est intéressante... Si je l'avais vu comme ça, ça m'aurait moins été désagréable de le lire. J'ai toujours du mal avec les adultes maltraitants dans les romans.

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    3. Je te comprends. Etant moi-même mère de deux garçons ayant peu ou prou l'âge du petit héros, j'avoue que certaines scènes m'ont semblé aussi intolérables qu'inconcevables.

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  8. Je suis tout à fait d'accord avec toi. Cette femme ne peut pas forcément partir, tout comme son fils, cela ne va pas de soi dans ce genre de situation. Mais hélas, je m'ennuie ferme et comme Kathel, j'ai du mal à comprendre le pourquoi du roman. Si Chalandon écrit toujours aussi bien, cela me laisse tout de même une impression de psychanalyse publique qui aurait peut-être été tout aussi efficace dans un cabinet. Mais bon, tant mieux si tout le monde aime :D

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    1. Estelle, je te renvoie à la réponse que je viens de faire à Kathel ;-)
      Pour le reste, je crois que pour un écrivain, le cabinet d'un psychanalyste ne remplacera JAMAIS le geste de l'écriture... et c'est tant mieux pour nous !

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    2. Je n'ai pas fini, alors je réserve mon jugement :D (tu noteras mon courage, hein). Mais parfois, je trouve quand même certains romans un peu vains et les premières pages m'ont fait l'impression de n'avoir aucune autre utilité que d'exprimer ce mal être qui était le sien pour s'en débarrasser. Mais il se peut que la fin me permette d'y trouver un sens, sans néanmoins discuter de fiction et non fiction. Je suis d'accord avec toi sur le fait qu'il faut le lire comme un roman, le petit garçon s'appelle d'ailleurs Emile.

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    3. Bon, j'ai fini mais je ne sais pas trop quoi en penser. Je vais le laisser poser et noter mes idées avant de rédiger un avis détaillé ;)

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    4. Tu as bien raison !
      Nous attendons ton avis avec impatience !

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  9. j'ai beaucoup aimé moi aussi, je n'ai pas lâché le livre. La mère m'a sidérée aussi par sa passivité!

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    1. Merci Violette, je commençais à me sentir un peu seule sur ce coup-là !!!!!
      ;-)

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  10. Si tu fais référence à Vallès, tu me prends par les sentiments ;)

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    1. Attention, Jérôme ! Si tu me lances sur le sujet, tu n'arriveras plus à te défaire de moi ;-)

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  11. J'ai été plus enthousiaste que toi, et j'ai surtout adoré la "2e partie", comme tu le dis si bien, avec le regard de l'adulte sur le père.

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    1. Elle est courte, mais extrêmement intéressante cette partie.

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  12. Dire que je n'ai toujours pas lu un seul Chalandon...Mais comme je n'ai pas envie de manquer ma rencontre avec cet écrivain, j'hésite vraiment à lire celui-là car je devine qu'il va me laisser un sentiment de colère.
    Est-ce que tu vas poursuivre avec cet auteur ? As-tu déjà repéré un autre de ses ouvrages ?

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    1. C'était mon premier. J'en lirai peut-être d'autres, ça dépendra des sujets.
      Le quatrième mur avait été unanimement salué. Quant à moi, je n'avais pas été tentée, sans doute à tort...

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  13. la blogo est très partagée sur ce livre. Vallès, c'est celui sur lequel tu as travaillé non ? J'ai très peur d'être gênée par le côté témoignage qui s'étale. J'aime beaucoup l'avant dernier chapitre de ton billet, sur l'inversion des rôles quand le fils grandit.

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    1. Oui, Galéa, Vallès est bien l'"écrivain de ma vie" !
      En ce qui concerne le livre de Chalandon, je n'ai pas eu cette impression d'exhibition que tu crains. C'est sans doute dû au ton. Malgré tout, on sent une surprenante affection, une certaine indulgence. Le texte ne cherche pas à mettre en accusation. J'ai trouvé qu'il y avait une certaine pudeur, peut-être en raison du choix de l'auteur de retrouver la voix de l'enfant. L'adulte ne juge jamais ni l'enfant qu'il était ni les parents... En tout cas, j'ai trouvé ce texte intéressant.

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    2. C'est peut-être ça qui en fait le sel au final: garder une affection intact pour un tyran au final (l'inverse d'Eddy Bellegueule finalement)

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    3. Eddy Bellegueule était beaucoup plus violent, me semble-t-il, et faisait quand même le "procès" d'une société qui laisse des individus sur le bord de la route.
      Edouard Louis est encore très jeune et semble avoir réussi à s'échapper de son milieu social d'origine pour rejoindre une certaine élite intellectuelle. Son livre était l'histoire d'une nouvelle naissance. A ce titre, il était intéressant. Littérairement parlant, j'ai été moins convaincue, et je ne sais pas, au vu de ce que j'ai pu en découvrir, si je lirai son second, qui paraît dans quelques jours...

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  14. Toujours pas lu Chalandon... J'ai le précédent dans ma PAL. Disons que le sujet de celui-ci me fait un peu peur....

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    1. Effectivement, le sujet est délicat... et les avis sont partagés !
      Mais si tu as déjà un Chalandon dans ta PAL, celui-ci peut attendre.

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  15. Voilà encore un auteur que je voudrais lire en 2016, mais en commençant par "Le quatrième mur" et "Retour à Killybegs".

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    1. De l'avis général, Le quatrième mur est un excellent livre. Tu me le confirmeras.

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