mardi 13 mai 2014

Khomeiny, Sade et moi


Abnousse Shalmani

Grasset, 2014




Avec une liberté absolue et un engagement total, Abnousse Shalmani retrace son histoire et explique comment elle a forgé son identité de femme en revendiquant son opposition à Khomeiny. Un livre et un ton éblouissants. 

Par où commencer ? 
Peut-être en disant tout simplement le choc que cette lecture a été pour moi. 
De ceux, rares, produits par un livre précieux qui vous marque durablement de son empreinte.
C’est sa couverture qui m’a d’abord interpellée : une jeune femme à la chevelure luxuriante, au regard direct nous invite sans détour à écouter son histoire, celle d’une personnalité qui s’est construite entre deux figures dont on n’aurait jamais imaginé qu’il fût possible de les voir associer : Khomeiny et Sade. La couverture promet beaucoup : les pages surpassent toute attente. 

Ce récit résolument autobiographique s’ouvre sur la première provocation d’une petite fille de 6 ans étonnamment précoce. En 1983, au coeur de Téhéran, alors que le Shah a été renversé et que les « barbus » sont désormais au pouvoir, cette petite fille traverse la cour de récréation de son école entièrement nue. Il ne s’agit pas là d’une simple espièglerie, mais d’un pied de nez fait à tous ceux qui veulent la contraindre à cacher son corps sous un voile étouffant. Car elle ne supporte pas ce monde devenu uniformément gris et noir où les femmes sont réduites à des corps coupables qu’il faut cacher. Elle ne comprend pas en quoi son corps d’enfant peut représenter un danger. C’est épidermique, c’est instinctif et c’est son premier cri de révolte. 
Dès lors, jamais Abnousse ne se taira, jamais elle n’acceptera.
Et la nudité deviendra le mode d’expression de sa révolte, comme elle l’a été et continue de l’être pour d’autres femmes, de cette jeune Egyptienne qui choisit de s’exhiber sur Facebook vêtue de simples bas aux Femen bien connues.
Plus aucune minute de son existence ne s’écoulera qui ne soit dédiée à ce combat pour la liberté des femmes. 
Agée de 8 ans, elle gagne Paris avec ses parents, croyant ainsi définitivement échapper à l’emprise des « barbus » et de celles qu’elle nomme les « corbeaux ». Las, quelle ne sera pas sa stupeur de découvrir qu’au coeur de cette république laïque dont elle a immédiatement appris à chérir les valeurs des femmes sont capables de choisir le voile, pendant que d’autres, ailleurs, meurent de devoir le porter !

Alors elle va affûter ses armes. Et ses armes, désormais, ce sont les mots. Ceux qu’elle découvre avec les grands écrivains français, ceux qui visent à pulvériser toute forme de censure, d’exclusion, de fanatisme, d’oppression.

Parmi ces écrivains, il en est un qu’elle place au-dessus de tous les autres, écrivain sulfureux s’il en est, écrivain qu’aucun régime ne put jamais soumettre: le marquis de Sade. Et là encore, il ne s’agit pas d’une simple provocation de sa part. Il faut voir comme elle en parle ! Oui, c’est pénible à lire, intolérable, même. Mais cet homme-là ne s’est jamais autorisé la moindre censure, et sa cruelle imagination fut sa façon de dire à tous ceux qui l’emprisonnèrent tour à tour : entre vos murs, ma liberté reste entière et je me ris de vos pudeurs et de vos préjugés. 
Rire. Abnousse a compris que c’était l’arme ultime. Elle le reprend à son compte et nous parle d’expériences graves et tragiques avec des formules qui dégonflent instantanément tous les bouffis d’orgueil, des barbus aux trotskistes qu’elle trouve également sur son chemin, qui prétendent nier aux femmes le droit d’exister. 

Je ne doute pas que certains trouveront sa parole trop libre, trop radicale, trop crue, trop tout. 
Et pourtant. Des femmes mises sous voile à celles que l’on accuse d’être responsables du viol dont elles ont été victimes ; des femmes qui, à travail égal, continuent d’être moins payées que les hommes à celles qui se font conspuer parce qu’elles ont l’audace de porter une robe lorsqu’elles s’expriment au sein de l’Hémicycle parlementaire; des femmes à qui l’on dénie le droit de choisir de porter ou non une grossesse à son terme à ces jeunes lycéennes nigérianes enlevées pour être vendues comme de vulgaires marchandises, il reste, ici comme ailleurs, un long chemin à parcourir pour éradiquer toutes les formes de violence qui leur sont faites, et leur permettre - nous permettre - simplement d’être.

Alors oui, j’applaudis vigoureusement cette parole courageuse et intelligente, drôle parfois et mordante souvent, qui hisse la liberté et la tolérance au rang de valeurs suprêmes ! 
Et je me dis qu’à l’heure où des responsables politiques prétendent s’émouvoir de l’existence d’un livre où les personnages sont «Tous à poil», le geste de la petite Abnousse reste d’une terrible actualité.



Découvrez ici des citations de l'auteur (J'aurais aimé citer tout le livre !)

Et un très beau billet de La terre Adèle lit

Rendez-vous sur you tube pour visionner une interview de l'auteur par Elisabeth Quin ou sur France Inter pour l'entendre parler de Paris avec une énergie et un enthousiasme communicatifs, ou encore sur France Inter, dans Le grand bain !

13 commentaires:

  1. Je ne me serais certainement pas tournée naturellement vers ce livre mais ton enthousiasme est tel...

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    1. Elle est entière et c'est ce que j'apprécie. Elle pousse un cri de révolte, et comme c'est une femme très intelligente, elle ne se contente pas de réagir de manière instinctive, mais analyse cette révolte et sait emprunter de nouvelles voies pour mieux combattre ce qui l'opprime.
      Pour moi, ce sont une femme et un livre d'exception, et je serais vraiment heureuse, pour elle et pour les femmes en général, si son livre pouvait se frayer un chemin au milieu de toutes les nouveautés qui apparaissent sans cesse sur les tables des libraires pour atteindre de nombreux lecteurs... et de nombreuses lectrices !

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  2. Elle est "trop tout" dis-tu, mais le système qu'elle avait en face d'elle est tellement violent et "trop tout" lui-même qu'elle n'a peut-être pas le choix des moyens. Le sujet m'intéresse, je note, je trouve que l'on devrait mettre plus en avant les femmes qui résistent un peu partout.

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    1. Oui, tu as raison, face à une telle agression, il est sans doute impossible de résister tièdement.
      Et je suis comme toi : je pense qu'il faut relayer la parole de toutes ces femmes qui luttent, c'est le moins que nous puissions faire, nous qui avons la chance de vivre dans une démocratie (et même si nous n'échappons pas aux misogynes !). Surtout, comme c'est le cas ici, lorsqu'elles ont du talent.

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  3. As-tu lu le livre d'Annick Cojean "Les proies "( une plongée dans le monde de Kahdafi et de horreurs qu'il a commises sur des femmes)?

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  4. En aparté du sujet, je suis contente car je vois que tu suscites les comms et donc que tu te connectes naturellement avec des blogueuses qui comptent pour moi ! :-)

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  5. Qui se ressemble... !
    Très heureuse en tout cas de pouvoir échanger avec vous toutes !
    : -))

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  6. "Je me confronte à Sade pour être capable de tenir tête à toute forme de violence réelle..." violence de l'obscurantisme, de l'hypocrisie, de l'intolérance, nous assène l'auteure, débusquant par son expérience la réalité des sociétés, dominées par les intolérances de toute nature, et la peur de la femme...J'au lu avec un plaisir non dissimulé la révolte positive de cette jeune femme. Comme la Zobida du conte qu'Abnousse nous présente, il faut des "passeuses" et des livres pour se construire en liberté, car ce n'est pas la "bonne morale" qui nous y aide. J'y ai reconnu des accents de mon adolescence et de ma jeunesse tourmentée ....des femmes , comme Régine Deforges, Gisèle Alimi , ont été ces passeuses pour ma génération....Abnousse est la digne héritière de Régine
    Célestine

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    1. Oui, une révolte positive, et constructive, en effet. Et une digne héritière des femmes courageuses qui se sont élevées contre toute forme d'obscurantisme, je suis d'accord avec toi. Heureusement, de telles voix continuent de se faire entendre.

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  7. Merci de m'avoir fait découvrir ce livre. C'est érudit, plein d'humour, traitant de nombreux sujets de société...Je me suis dit en lisant certains passages : "c'est exactement cela que je pense mais je ne l'avais jamais formalisé". D'ailleurs, dans les citations que tu reprends, j'ajouterais bien celle sur la fierté qu'elle éprouve à être enfin française ... en décalage total avec ses amis "bien pensant" (cela fait du bien). Bon, par contre, je n'ai jamais lu les œuvres de Sade et franchement, je n'ai toujours pas envie de les lire. Enfin un reproche (quand même) : l'auteur tombe parfois dans la caricature lorsqu'elle dresse un portrait de son entourage, notamment les "autres" filles (à ce propos, elle n'est pas la seule à adorer Game of Thrones, loin s'en faut) et on sent pointer un léger complexe de supériorité qui peut agacer... en même temps elle peut se le permettre !

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    1. Ce livre-là m'est particulièrement cher et c'est avec une immense joie que je reçois tes remerciements ! Il m'a fait exactement le même effet qu'à toi : c'était comme si ce que je pensais confusément prenait forme de manière évidente et limpide.
      Quant aux petites critiques que tu soulignes, je vois ce que tu veux dire, mais elle est tellement brillante et l'ensemble est tellement réussi, que cela ne m'a aucunement gênée.
      PS : moi non plus je n'ai pas lu Sade !

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  8. oh mais je suis si contente de voir ce livre chez toi!(encore une fois des impressions communes)Figure toi que j'ai rencontré l'auteur en 2015 au salon du livre de Châteauroux et que j'ai pris son livre!une lecture choc, en effet!

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